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La constitution des taux d’intérêt pratiqués par les institutions de microfinance (IMF) repose sur leurs situations financières et sur leurs objectifs de rentabilité. Pour rendre ces taux plus abordables pour leur clientèle démunie, les IMF peuvent mener une analyse de leur situation financière en se basant sur quatre critères clés – qu’il s’agira au final d’optimiser. Les objectifs de rentabilité des IMF, décidés par leurs actionnaires, peuvent par ailleurs être mieux définis, gagner en transparence – ce qui peut permettre in fine un rééquilibrage en faveur d’une baisse des taux tout en conservant une rentabilité “mesurée”.

Cet article est extrait du numéro 3 sur la microfinance

Les institutions de microfinance (IMF) s’adressent traditionnellement aux personnes dites “vulnérables” car issues des populations les plus pauvres d’un pays. Pourtant, les taux d’intérêt 1 des microcrédits qui leur sont attribués sont souvent élevés : si la médiane est à 26 % par an, la moyenne se situe plutôt aux alentours de 35 %. Cette apparente contradiction – populations démunies, taux élevés – alimente un débat nourri sur le niveau des taux d’intérêt dans le secteur de la microfinance.

La situation financière de l’IMF et ses objectifs de rentabilité sont les deux éléments majeurs sur lesquels repose la constitution de ses taux d’intérêt ; pour mieux comprendre les leviers dont elle dispose pour les abaisser, il convient donc avant tout d’analyser son modèle financier. Dans un second temps, il s’agit de s’interroger sur les niveaux de rentabilité des IMF. En effet, les 10 % d’IMF les plus rentables auraient un “Return on equity” (ROE)2 supérieur à 34 % ; ce chiffre est à mettre en regard avec le ROE moyen bancaire3, qui lui, ne dépasse pas 18 %. Dans le contexte actuel de crise financière, ce sujet est aujourd’hui particulièrement sensible, alors que l’on constate les premiers signes d’une possible explosion d’une “bulle de la microfinance”. Cette situation est complexifiée par l’arrivée du secteur privé, qui, tout en redirigeant de plus en plus de capitaux vers les IMF, leur fixe des contraintes de rentabilité supérieures à celles des bailleurs de fonds. Pour toutes ces raisons, on comprend bien l’importance de la question des niveaux de rentabilité. Au final, après avoir évoqué l’un et l’autre, il conviendra de préciser les équilibres qui peuvent exister entre “taux abordables et rentabilité suffisante”.

L’exigence d’une performance financière

Les IMF ont à leur disposition quelques leviers qu’elles peuvent actionner pour proposer des taux d’intérêt plus abordables ; en les utilisant, elles ne feront pas peser sur leurs clients le prix d’une gestion non optimale. Les situations “d’abus” ne sont pas rares, favorisées par le manque de régulation et de protection des clients mais aussi par l’insuffisance de données disponibles sur la sensibilité de la rentabilité des microentreprises financées aux taux facturés.

L’analyse peut tout d’abord s’attacher à identifier et à isoler les facteurs sur lesquels l’IMF n’a aucune prise. L’environnement macroéconomique impacte par exemple directement la structure financière d’une IMF sans qu‘elle puisse s’en abstraire ; ainsi, le coût des ressources humaines aligné sur des niveaux de vie locaux, le coût du refinancement ou encore le statut et la fiscalité applicables aux IMF sont des facteurs qu’elle ne maîtrise pas. Ces éléments exogènes ayant un impact direct sur sa performance financière, l’IMF sera alors amenée à facturer des taux suffisamment importants pour couvrir ces coûts, liés aux contraintes structurelles.

Une fois ces facteurs exogènes identifiés et isolés, seule une analyse financière permettra d’identifier les véritables leviers dont dispose l’IMF pour améliorer sa performance. Une approche financière possible consiste à concentrer l’analyse sur quatre élément clés qui permettent d’évaluer rapidement la performance d’une IMF, quel que soit son statut. Simplifiée, cette approche permet de dégager les points essentiels – l’analyste devant par ailleurs, bien entendu, approfondir son étude. Les niveaux de taux facturés aux clients peuvent se justifier, en théorie, lorsque  quatre objectifs sont atteints ou en passe de l’être.

 

  • La part du portefeuille de crédits (rapportée à l’ensemble des actifs) consacrée au financement d’activités génératrices de revenus aux microentreprises et éventuellement aux TPE et PME doit être supérieure à 70 % du total du bilan. Ce ratio indique que l’IMF se concentre sur son coeur de métier, qui est son activité la plus rentable.
  • La qualité de son portefeuille doit être suffisante, avec un PAR30 4 inférieur à 3 % en général et de 5 % au maximum. En effet, le PAR des IMF ayant un statut bancaire est de 2 % et celui des 45 premières IMF est de 3,7 % à la fin de l’année 2007. La bonne connaissance de ses clients reste le savoir-faire premier de l’IMF ; lorsqu’elle s’en écarte, elle prend un risque et fait peser le poids des provisions sur sa rentabilité.
  • Le coût des ressources financières (capital, dette, dépôts) doit être optimisé en essayant de privilégier les dépôts, qui représentent souvent la ressource la moins chère. En cas d’impossibilité, l’IMF devra optimiser l’effet de levier dette/capital pour éviter un financement de la croissance uniquement au prix exorbitant des résultats accumulés. Dans ce dernier cas en effet, seuls des taux élevés vont permettre d’atteindre un résultat net suffisant, qui viendra à son tour augmenter la taille du capital de manière à alimenter la croissance – ou du moins, à ne pas trop la freiner. Une attention particulière doit être apportée au poids de la rémunération du capital – les dividendes – qui sera potentiellement plus lourd à supporter si le ratio dette/capital n’est pas optimisé.
  • Les coûts d’exploitation, élevés par nature 5, doivent être maîtrisés. Il ne s’agit pas de se rapprocher à tout prix des ratios d’exploitation bancaires – ce qui pourrait facilement générer des dérives (nombre trop important de clients par agent de crédit, augmentation du montant unitaire des prêts sans vérification de l’affectation des fonds, etc.) – mais simplement de rationaliser certains coûts, quand cela a du sens.

Chacun de ces critères doit bien entendu être analysé à la lumière du contexte économique local. Mais toute inefficacité liée à l’un d’entre eux viendra grever la rentabilité de l’IMF, qui augmentera alors mécaniquement ses taux d’intérêt pour conserver un niveau de rentabilité suffisant. Cette augmentation peut être une réelle tentation, dans la mesure où les clients ne la perçoivent pas toujours (par manque d’éducation, par défaut de communication de l’IMF). Certaines études, dont celle de Karlan et Zinman (2008) ou celle de Porteous (2006) confirment que l’élasticité de la demande des clients aux taux facturés est relativement faible.

Un niveau de rentabilité mesuré et compris

Une fois la performance de l’institution analysée et optimisée, il s’agit de considérer l’autre facteur ayant un impact décisif sur les niveaux de taux facturés : l’objectif de rentabilité recherché par l’IMF. Défini par les actionnaires, il doit répondre à leurs propres objectifs de rentabilité mais aussi aux besoins de renforcement des fonds propres de la structure. Il semble exister aujourd’hui un certain flou sur la définition du niveau de rentabilité attendu par les actionnaires. Mais lorsqu’il s’agit d’arbitrer entre le transfert d’un avantage financier aux clients (grâce à l’amélioration de la performance par exemple) et l’augmentation de la rentabilité pour les actionnaires, une tendance naturelle prévaut : la recherche exclusive du profit. Seule la conception et la mise en place d’outils spécifiques permettent de faire face à cette opacité et de définir les niveaux de rentabilité avec plus de rationalité.
entre taux interets raisonnableChaque IMF pourrait commencer par présenter une analyse de la sensibilité du ROE au taux effectif global (TEG) – qui inclut tous les coûts directs liés au crédit – facturé à ses clients, pour permettre aux actionnaires de prendre conscience des marges de manoeuvre dont ils disposent afin d’ajuster plus finement le niveau de taux en cohérence avec leur stratégie de rentabilité. Ainsi, en 2006, si Compartamos s’était contenté d’un ROE de 15 %, au lieu de 56 %, elle aurait pu baisser de 29 % les taux (qui seraient passés de 85 % à 56 %). Compte tenu des enjeux de desserte des populations les plus pauvres, un pilotage du ROE par type de produits proposés en fonction du segment de clientèle ciblé pourrait également être envisagé.

Par ailleurs, il semble nécessaire de disposer de points de repères concernant les niveaux de ROE des IMF. La comparaison avec le secteur bancaire est éclairante mais ne peut s’effectuer que dans le cas d’IMF matures – rentables depuis plusieurs années et dont l’activité a atteint une certaine taille critique. Le ROE moyen des banques des pays qui comptent au moins une IMF enregistrée auprès du MIX est environ de  18 %. Ce ROE moyen bancaire est supérieur au ROE moyen des IMF de ces mêmes pays qui est lui, de 13 % (en 2006). Ce constat peut paraître de prime abord relativement “contre-intuitif”. Les IMF font état d’une marge nette d’intérêt quatre fois supérieure à celle des banques (24 % contre 6 % pour les banques) et leur portefeuille est généralement d’excellente qualité. Si le poids conséquent des coûts d’exploitation des IMF vient expliquer en partie un ROE inférieur à celui des banques, cette situation apparaît car elles ont proportionnellement plus de capital que les banques. Autrement dit, elles disposent d’un moins bon effet de levier capital/endettement.

Partant de ce constat, l’analyste devra ajuster le niveau de solvabilité de l’IMF pour le faire tendre vers celui des banques locales de manière à rendre les ROE des deux secteurs comparables. Compte tenu de la mission sociale d’une IMF, le ROE ajusté d’une IMF mature pourrait être considéré  comme devant, en général, être inférieur au ROE moyen des principales banques du pays considéré. Si une IMF avait un ROE nettement supérieur à celui des banques locales, il s’agirait d’essayer de comprendre pourquoi. Au sein d’un groupe (à l’image de ProCredit ou Advans), le pilotage du ROE peut néanmoins se faire au niveau consolidé. Dans ce cas, les filiales rentables pouvant “subventionner” les plus fragiles, des ROE peuvent être localement plus élevés que ceux des banques implantées sur le même territoire. Quoiqu’il en soit, il est toujours essentiel pour une IMF de réfléchir à ses objectifs de ROE et à la politique de taux qui en découle. Ce ne peut qu’être un exercice constructif pour l’IMF et ses actionnaires, en particulier pour justifier le classement des investissements en actifs socialement responsables.

Préserver un instrument de lutte contre la pauvreté

Tous les acteurs de la microfinance – aussi bien les bailleurs de fonds que le secteur privé – se disent convaincus de l’importance de préserver l’instrument de lutte contre la pauvreté que sont les IMF. Devant un tel consensus, les parties prenantes ne peuvent pas faire l’économie d’un raisonnement approfondi, qui permettra d’établir un “juste” niveau de taux facturé au client, sur la base d’une rentabilité “mesurée”. C’est une démarche d’autant plus importante que l’on connaît les risques de surendettement intrinsèques au secteur et de décapitalisation des plus pauvres. La collaboration entre les bailleurs de fonds et le secteur privé doit continuer de se développer et permettre de construire une approche commune de l’investissement en microfinance – dans le respect des contraintes de gestion du risque et de recherche de rentabilité de chacun.

 
Notes de bas de page :
1 L’élément “compétition” qui peut opérer une pression à la baisse des taux est exclu, par souci de simplification.
2 Le ROE indique le niveau de rentabilité des capitaux propres ; il se mesure par le rapport entre résultat net et capitaux propres.
3 Il s’agit du ROE moyen des banques des pays qui ont au moins une IMF inscrite sur le portail de microfinance MIX Market (www.mixmarket.org).
4 Le “portefeuille à risque au-delà de 30 jours” (PAR30) correspond à l’encours des crédits ayant une échéance en retard de paiement de plus de 30 jours.
5 La moyenne des coûts d’exploitation rapportés au portefeuille sont, pour les 45 premières IMF, de 19,4 %, contre 7 % pour les banques
Références /Karlan, D., Zinman, J., 2008. Credit Elasticities in Less-Developed Economies: Implications for Microfinance, American Economic Review 98(3), 1040-68. /Richardson, D., 2002. PEARLS Monitoring System, World Council of Credit Unions Toolkit Series 4. /O’Donohoe, N., Rozeira de Mariz, F., Littlefield, E., Reille, X., Kneiding, C., 2009. Shedding light on Microfinance Equity Valuation: Past and Present, CGAP, Occasional Paper 14. /Rosenberg, R. ; Gonzalez, A. ; Narain, S., 2009. The New Moneylenders : Are the Poor Exploited by High Microcredit Interest Rates ?, CGAP, Occasional Paper 15. /Porteous, D., 2006. Competition and Microcredit interest rates, CGAP, Focus Note 33.