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Sans prise en compte et régulation de l'ensemble de ses impacts, le tourisme peut se révéler dangereux, en particulier pour les pays les moins avancés. Si les fuites de devises peuvent amoindrir son apport économique et financier, l'activité touristique peut générer des nuisances économiques, sociales et environnementales. Ces dangers peuvent être analysés et gérés dans le cadre d'une stratégie de développement durable.

Du fait de ses spécificités, l'activité touristique – correctement planifiée et maîtrisée, développée sous des formes adéquates – peut présenter une relative supériorité sur les autres activités économiques en matière de développement économique, social et environnemental. Source privilégiée d'emplois, le tourisme offre la possibilité de mettre en valeur les actifs que possèdent de fait les populations, fussent-elles défavorisées (capital « naturel », environnemental, et capital « culturel ») ; se substituant aux marchés internationaux (difficilement accessibles), il permet une diversification de l'économie et la création d'activités nouvelles ; enfin, véritable « demande extérieure importée2», il produit un effet d'entraînement notable et bénéfique sur les infrastructures. Mais ces effets bénéfiques sont avant tout potentiels : le tourisme peut bien entendu générer des coûts et des nuisances, tant du point de vue économique que social et environnemental. Les bénéfices attendus peuvent être particulièrement remis en cause par toute une série de dangers bien identifiés, qui présentent une menace pour l'activité touristique – voire même pour l'ensemble d'une économie fragilisée.

 

Les fuites « internes », « externes » et « invisibles »

L'existence de fuites internes et externes minent la viabilité économique et financière de l'industrie touristique dans les pays les moins avancés en érodant ses ressources attractives, en affaiblissant ses capacités d'investissement (en capital physique et humain) et en dépréciant la base fiscale de l'État – donc ses investissements en infrastructure dans cette activité. Les fuites, souvent fortes dans ces pays, compromettent ainsi directement le caractère économiquement durable du tourisme à long terme ; elles peuvent être « internes », « externes » ou « invisibles ». Les fuites d'origine interne désignent – du point de vue du pays hôte – la perte visible dans les comptes du pays de devises ou de revenus due à l'activité touristique. Les importations de biens et de services nécessaires à l'activité touristique expliquent en partie ces fuites. Selon la Banque mondiale (2000),  environ 55 % des recettes touristiques perçues par les pays en développement sont détournées vers l'extérieur. La promotion, le marketing et la commercialisation des séjours donnent souvent lieu à une importation de services. Par ailleurs, les opérateurs étrangers agissant dans le secteur touristique rapatrient tout ou partie des bénéfices dégagés par leurs actifs dans leur pays d'origine – la part de l'investissement local est souvent faible. Au Costa Rica, 65 % du parc hôtelier appartiendrait ainsi à des étrangers (Stabler et alii, 2009). Enfin, il est courant que le tourisme ait recours à la main-d'œuvre étrangère – le transfert d'une partie des salaires dans le pays d'origine des travailleurs donnera lieu là encore à une fuite de devises. Les fuites d'origine internes affaiblissent donc nettement les apports en devises du tourisme, l'accroissement du revenu intérieur généré par les dépenses des touristes étant freiné par l'importation des biens, de services et de main d'œuvre. Les fuites d'origine externe désignent, quant à elles, les pertes potentielles de devises ou de revenus qui se produisent à l'extérieur de l'espace économique du pays hôte. Véritables ponctions extérieures sur la valeur générée par le tourisme – profitant à un autre pays que le pays d'accueil –, ce manque à gagner ne peut pas être comptabilisé dans la balance des paiements et n'apparait pas dans les comptes nationaux. Les pays les moins avancés n'ont par exemple pratiquement aucune maîtrise sur la commercialisation de leurs produits touristiques dans les pays d'où viennent les touristes et sur le transport international des visiteurs. Selon Sinclair (1991), seuls 38 % des dépenses d'un touriste britannique étaient captés par l'économie kenyane lorsqu'il voyageait avec une compagnie aérienne étrangère. Cette part montait à 66 % si ce touriste choisissait, en plus d'un séjour à la plage, un safari à l'intérieur du pays en utilisant la Kenyan Airways, et à 80 % s'il utilisait en plus la compagnie nationale pour son voyage international (Sinclair, 1991). Malgré tout, l'importance des fuites externes n'est pas simple à évaluer ; elles semblent suffisantes, néanmoins, pour peser sur la rentabilité de certains projets touristiques ou pour en interdire la réalisation. Soumis à une forte concurrence, les opérateurs locaux voient leurs marges s'effriter et leur viabilité menacée, ce qui affaiblit leur capacité d'investissement. Les conséquences environnementales peuvent être réelles : l'État n'ayant pas souvent les moyens de financer le traitement des déchets et des eaux usées, ce sont les entreprises qui ont été amenées à s'en charger. Lorsqu'elles sont confrontées à des difficultés financières, ce sont ces investissements qu'elles sacrifient. Enfin, les fuites dites « invisibles » sont des pertes de devises ou de revenus qui se produisent au sein même de l'espace économique du pays hôte, mais qui ne sont pas comptabilisées comme des coûts pour le secteur touristique. Si elles sont les plus difficiles à évaluer, elles n'en sont pas moins réelles. Ces coûts peuvent être liés, par exemple, à la dégradation de l'environnement ou des sites naturels et culturels utilisés par le tourisme, aux fuites illicites de capitaux vers l'étranger, à l'usure et à la congestion des infrastructures publiques, etc. Tous ces facteurs affectent la viabilité de l'industrie touristique à plus ou moins longue échéance.

 

Dépendance, concurrence intersectorielle et autres dangers  

Au-delà du phénomène de fuites, le tourisme peut mettre malgré lui en danger l'économie, l'environnement et l'équilibre social d'un pays fragile : il peut participer au déclin des autres secteurs (agricole, par exemple), augmenter l'instabilité économique, déstructurer des sociétés traditionnelles, accentuer la pression sur l'environnement, appauvrir des populations vulnérables.

La forte dépendance dont font preuve certains pays en développement au secteur du tourisme peut être dangereuse. Parmi eux, et malgré des performances en progression constante depuis les années 1990 et des perspectives très prometteuses, les pays les moins avancés, occupent une position encore très marginale dans les flux touristiques internationaux (Tableau 1). Malgré tout, l'importance économique du tourisme y est considérable : pris dans leur ensemble, les recettes touristiques constituent leur première source de devises (Tableau 2). Selon l'Organisation mondiale du tourisme (OMT) et la CNUCED (2001), elles représentent près de 17 % des recettes de toutes les exportations hors pétrole, loin devant le coton et les textiles. Pour plus d'un tiers de ces pays, le tourisme se classe parmi les trois exportations les plus importantes. On note par ailleurs que la contribution du tourisme à l'économie d'un pays est particulièrement forte dans les petites économies insulaires.  

Cette dépendance des pays les moins avancés au tourisme peut engendrer une vulnérabilité accrue, le secteur touristique étant réputé instable, particulièrement sensible aux variations conjoncturelles des pays de départ des touristes et aux événements politiques internationaux. Néanmoins, ces arguments doivent être relativisés : les prévisions (en particulier celles de l'OMT) montrent que les pays récepteurs disposent d'un marché touristique solvable en continuelle expansion, et rien ne prouve l'instabilité plus grande des recettes d'exportation touristique comparées à celles, par exemple, des produits (hautement spéculatifs) agricoles ou miniers. Le tourisme offre par ailleurs à un pays une diversification précieuse capable d'atténuer l'instabilité et la volatilité générale des recettes d'exportation. Il faut reconnaître en revanche la réalité des dangers liés à la concurrence qui oppose le secteur touristique aux autres secteurs de l'économie. Cette concurrence « intersectorielle » concerne des facteurs de production essentiels. En se développant, le tourisme devient plus rentable, accroît ses besoins en main d'œuvre, en terre, en capitaux. Cette demande supplémentaire crée des tensions sur les marchés des facteurs de production et provoque une hausse parfois substantielle de leurs coûts : fort accroissement des prix et des loyers qui risque de déboucher sur un processus inflationniste, conflits d'usage entre populations locales et touristes, privatisations de terres communautaires (cas observés au Maroc, au Mexique, en Égypte, en Birmanie, aux Philippines). Le tourisme peut aussi aboutir au déclin de secteurs d'activités alors prospères (Nowak et Sahli, 2007). Enfin, il existe des risques sociaux et environnementaux liés au tourisme. En raison de rapports forcément asymétriques, le tourisme peut générer des tensions entre touristes et populations, peut modifier sensiblement les comportements et les valeurs culturelles locales 3. Les communautés peuvent être déstructurées, ce qui peut aboutir à la disparition de leur richesse culturelle (un de leurs actifs) qui aurait pu être valorisé dans le cadre d'un tourisme responsable et durable. Des asymétries peuvent aussi apparaître sur le marché du travail, où des abus affectent ses différentes dimensions (rémunérations, conditions de travail, comportement hiérarchiques aberrants, etc.). Cette situation a malheureusement été observée à de nombreuses reprises (Organisation internationale du travail – OIT, 2001). Enfin, la dégradation des milieux naturels et l'aggravation de la pollution qui peuvent résulter d'une activité touristique mal conçue et maîtrisée ne sont pas le moindre des dangers – la concentration de populations entrainant parfois le dépassement de la capacité de charge d'un site donné, conduisant à des dégradations environnementales compromettant sa survie même (les exemples, hélas, sont légion : destruction de récifs coralliens, bétonnage des côtes, pollution de l'eau, etc.).

 

La nécessité d'un tourisme durable 

Tous ces dangers soulignent la nécessité d'un tourisme conçu et planifié pour être durable. Pour bénéficier des avantages potentiels qu'offre cette activité, il convient de prendre en compte l'ensemble des dangers qu'elle peut générer. Le développement touristique peut et doit se faire selon les normes du développement durable, qui favorisent les bienfaits en réduisant les risques. La stratégie de développement qui en résulte s'appuie sur l'équilibre entre objectifs économiques, sociaux et environnementaux et implique nécessairement la participation active de tous les acteurs concernés : privés et publics, individuels et communautaires, nationaux et étrangers. Elle doit se fonder sur une exigence d'équité, tant intergénérationnelle (préservation des patrimoines naturels et culturels pour les générations futures) qu'intragénérationnelle (répartition équitable des bénéfices au sein de chaque génération, avec donc une plus grande implication des groupes défavorisés). À ces conditions, l'activité touristique peut à la fois bénéficier durablement à ceux qui la pratiquent et aux pays qui l'accueillent – y compris aux moins avancés d'entre eux.

 

1 Ce document est issu d'un travail réalisé pour le programme « Train For Trade » de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED). Le contenu de cet article n'engage que ses auteurs, et ne reflète pas nécessairement la position de la CNUCED.
2 Par essence, le tourisme génère une demande étrangère pour des biens et services locaux ou nationaux. Mais à la différence du commerce traditionnel où les biens industriels et agricoles sont acheminés physiquement du lieu de production jusqu'aux consommateurs étrangers via les exportations, ici ce sont au contraire les consommateurs étrangers qui se déplacent vers le lieu de production.
3 Le pouvoir d'achat disproportionné des touristes dans les pays en développement peut conduire aux pires abus - dont la prostitution n'est qu'une des formes. La manne touristique conduit parfois certaines populations à se détourner de leurs activités traditionnelles, et encourager la mendicité, le vol, la contrebande, les trafics illégaux. Enfin, les comportements des touristes peuvent heurter les populations locales et aboutir à des réactions de rejet.

 

Références

Banque mondiale, 2000. Caribbean Economic Review. Washington, DC: Caribbean Group for Cooperation in the Caribbean. / Banque mondiale, 2010. Indicateurs de développement dans le monde, base de données. / Nowak, J.-J., Sahli, M., 2007. Coastal Tourism and ‘Dutch Disease' in a Small Island Economy, Tourism Economics 13 (1), 49-65. / OMT, CNUCED, 2001. Tourism in the Least Developed Countries, OMT, Madrid. / OIT, 2001. Human Resources Development, Employment and Globalization in the Hotel, Catering and Tourism Sector, rapport, Genève.  / Sinclair, M.T., 1991. The Tourism Industry and Foreign Exchange Leakages in a Developing Country : the Distribution of Earnings from Safari and Beach Tourism in Kenya, dans Sinclair, M.T., Stabler, M., (éd.) The Tourism Industry: an International Analysis, CAB International, Oxfordshire, 185-204. / Stabler, M., Papatheodorou, A., Sinclair, M.T., 2009. The Economics of Tourism, Routledge, Londres.

Jean-Jacques Nowak

Maître de conférences en Sciences économiques
Université de Lille

Parcours

Jean-Jacques Nowak est maître de conférences en Sciences économiques à l'université de Lille I (France) et membre du laboratoire EQUIPPE. Il dirige par ailleurs le master « Économie et management internationaux ». Il est membre de l'International Association for Tourism Economics. Spécialiste de l'économie du tourisme international, il intervient à la demande d'organisations nationales et internationales, en tant qu'expert.

Université de Lille

Mondher Sahli

Senior Lecturer
Victoria University of Wellington

Parcours

Mondher Sahli est Senior Lecturer à la Victoria University of Wellington (Nouvelle-Zélande). Il a enseigné précédemment en Tunisie, en France et en Australie. Il a aussi été directeur de la stratégie de Tunisair et occupe actuellement le secrétariat de l'International Association for Tourism Economics. Il effectue des missions d'expertises et apporte ses conseils à diverses organisations.

Victoria University of Wellington

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