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Dans les pays en développement, les gouvernements ont encouragé l'accès à la propriété pour répondre aux défis du mal-logement. Mais, face à la croissance démographique et au risque de prolifération des bidonvilles, ils doivent aujourd'hui porter une plus grande attention au marché locatif,  susceptible de compléter efficacement l'offre de logements abordables. L'enjeu sera de réguler et  d'encadrer ce marché pour attirer les investisseurs privés.

Pour répondre aux besoins en logements d'une population en forte croissance, la plupart des gouvernements ont, au cours des dernières décennies, soutenu l'accès à la propriété. C'est un moyen reconnu pour lutter contre la pauvreté et pour renforcer la stabilité sociopolitique tout en offrant aux ménages une relative autonomie financière et une sécurité de logement sur le long terme. Les Etats ont encouragé l'accès à la propriété en renforçant les systèmes de financement du logement – en réduisant notamment les obstacles à l'obtention de crédits immobiliers –, en mettant en place des incitations fiscales pour les propriétaires et les constructeurs immobiliers et en développant les infrastructures de base dans les zones périurbaines (Gilbert, 2008). Dans certains pays en développement – comme l'Afrique du Sud, la Colombie, le Chili, le Costa Rica, l'Équateur et plus récemment le Brésil –, l'accès à la propriété des ménages urbains défavorisés a été soutenu au moyen de subventions. En Afrique du Sud, les logements en propriété intégralement subventionnés ou « gratuits » sont très répandus. Bien qu'il subsiste un nombre égal de ménages mal logés, plus de 2,8 millions d'unités ont été créées depuis l'avènement de la démocratie en 1994. Dans d'autres pays, les gouvernements ont plutôt fait le choix de réhabiliter les zones d'habitations informelles et de leur accorder des titres officiels de propriété. Selon l'économiste péruvien Hernando de Soto, cela permet aux ménages d'utiliser les titres de propriété comme une garantie d'emprunt – pour financer l'amélioration de leur logement, par exemple, ou les dépenses d'éducation ¹.

Les limites des politiques d'accès à la propriété

Les programmes d'accès à la propriété ont souvent été développés dans des quartiers à faible densité démographique, en périphérie des villes, loin des opportunités d'emploi. Cela va à l'encontre des logiques de redensification urbaine que prônent les partisans de la ville durable. Par ailleurs, lorsque les transports publics sont inexistants ou coûteux, c'est aussi un facteur d'exclusion pour les populations. En outre, pour qu'une politique d'accès à la propriété soit efficace, il faut un marché immobilier formel, qui rende à la fois possible l'achat et la vente de biens. Cela suppose un système de planification urbaine de qualité, des procédures d'enregistrement des titres de propriétés efficaces et une règlementation stricte en matière de construction et de zonage, de même qu'un meilleur accès aux crédits immobiliers – lorsque les logements ne sont pas entièrement subventionnés. Or, ces conditions sont rarement réunies. Dans la plupart des pays en développement, l'accès à la propriété demeure le privilège d'une élite. Dans les pays à revenus intermédiaires comme l'Afrique du Sud et le Brésil, le marché du logement en propriété est plus dynamique que dans les pays à faibles revenus ; les systèmes bancaires sont aussi plus développés. Néanmoins, nombreux sont ceux qui en demeurent encore exclus. En Afrique du Sud, de grandes difficultés ont été rencontrées pour adapter le système d'enregistrement des titres de propriété et les dispositifs de prêts immobiliers aux besoins des ménages plus modestes. L'accès à la propriété demeure fondamentalement inéquitable. La classe moyenne supérieure peut contracter des crédits immobiliers ; les populations du bas de la  pyramide peuvent bénéficier de logements en propriété totalement subventionnés. Mais une grande partie de la population, entre ces deux catégories sociales, n'a accès ni aux prêts, ni aux subventions. L'Afrique du Sud a tenté de corriger ce déséquilibre en mettant en place des aides ciblées (sous forme de garanties de crédits hypothécaires ou de souscriptions d'emprunts facilitées), en développant les transports publics dans les zone péri-urbaines ou encore en facilitant l'accès au logement locatif. Malgré ces efforts, de nombreux Sud-africains continuent de résider dans des habitats informels.

La location, un mode d'accès au logement essentiel

Peu de gouvernements ont accordé un véritable intérêt au développement et à la régulation du secteur locatif. Pour l'ONU-Habitat, le logement locatif est un secteur « négligé » (ONU-Habitat, 2003). Les experts s'accordent aussi à dire que le potentiel du parc locatif privé a longtemps été ignoré des politiques (Andreasen, 1996 ; Gilbert, 2008). Pourtant, dans de nombreuses régions du monde, une grande partie de la population est locataire – que ce soit sur des parcelles individuelles ou collectives, dans des zones d'habitations formelles ou informelles. À Johannesbourg par exemple, 42 % des ménages sont locataires (Huchzermeyer, 2010). Dans la plupart des villes kényanes ou à Port Harcourt au Nigéria, ce chiffre atteint 80 %. Le recours à la location permet aux ménages de déménager plus facilement en cas de besoin – notamment lorsque leurs revenus diminuent. C'est aussi une option moins coûteuse que l'achat d'une propriété : il n'est en effet pas nécessaire d'obtenir un prêt pour payer un loyer, ni d'engager de dépenses d'entretien. Mais louer n'est pas toujours avantageux. Au Ghana et au Nigéria par exemple, les loyers sont annuels et doivent être versés à l'avance. Cela nécessite, de la part des ménages, d'épargner des sommes considérables avant d'emménager (Arku et alii, 2012). Un secteur locatif mal réglementé peut donc être la porte ouverte à de nombreux abus. C'est ce qu'illustre le cas du Kenya qui dispose d'un important parc de logements privés de taille et de qualité très variables, généralement hors cadre règlementé. À Nairobi, ces logements sont souvent situés dans des immeubles insalubres de huit étages sans ascenseur, avec une couverture de terrain à 100 % et une densité de plus de 5 000 personnes par hectare – une des plus fortes densités démographiques du continent. Les propriétaires ont tendance à construire le maximum de logements sur une même parcelle pour rentabiliser rapidement leurs investissements – en trois ans souvent. Si le parc se dégrade au bout de dix ans, le propriétaire a pu dégager suffisamment de revenus et laisse l'immeuble se détériorer et se transformer en un véritable bidonville ² (ONU-Habitat, 2003). Les conditions de vie dans ces logements (surpopulation, infrastructures en délabrement…) menacent la santé et la sécurité des locataires. Mais, jusqu'à aujourd'hui, peu d'efforts ont été déployés pour régulariser cette situation. Alors même qu'ils alimentent en grande partie le parc de logements, ces propriétaires ne sont pas reconnus en tant que parties prenantes dans les débats relatifs aux politiques urbaines (Huchzermeyer, 2011).

Promouvoir la réglementation des marchés locatifs privés

Pour produire une offre de logements locatifs à prix abordable, il est indispensable que les politiques encouragent les propriétaires et les promoteurs immobiliers à réaliser des investissements à long terme. Il faut qu'ils puissent pour cela avoir accès à des prêts bancaires. Par ailleurs, un cadre règlementaire doit être mis en place à la fois pour protéger les locataires et pour permettre aux investisseurs de réaliser un bon retour sur investissements – en autorisant notamment des taux d'occupation immobiliers suffisants. Dans ce secteur, l'équilibre entre les intérêts des propriétaires et les droits des locataires est clé. En Afrique du Sud, la législation protège les locataires contre les expulsions arbitraires. Mais ce droit est souvent bafoué par les propriétaires. Dans les tours du centre de Johannesbourg par exemple, des « pirates » se sont emparés d'immeubles par la force, soutirant des loyers mais ne payant ni charges ni impôts. À Nairobi, les propriétaires ont aussi parfois re cours à des mesures d'expulsion violentes, dans une relative impunité (Huchzermeyer, 2011). Ces exemples illustrent parfaitement les problèmes qui peuvent surgir en l'absence de règlementations dûment appliquées. Pour réguler et guider l'expansion du secteur locatif, il est indispensable de mettre à disposition du secteur privé des terrains bien situés. Des dispositifs fiscaux incitatifs ou des droits de développement spécifiques doivent être aussi prévus pour les encourager à construire des logements à prix abordable. S'agissant de l'acquisition de terrains, les investisseurs locatifs se retrouvent souvent en concurrence avec ceux qui souhaitent investir pour vendre. Les politiques urbaines des pays en développement cherchent de plus en plus à favoriser leur entrée sur le marché pour encourager une plus grande variété d'utilisation des terrains et des modes d'occupation et, in fine, une plus grande mixité sociale. La plupart des villes des pays en développement sont par ailleurs confrontées au vieillissement de leurs infrastructures (approvisionnement en eau, assainissement et distribution d'électricité). Il est donc indispensable de règlementer le marché locatif  - et notamment de prélever des impôts - pour permettre l'accès aux services urbains de base dans les nouvelles zones d'habitation. Pour dynamiser le parc locatif privé, il est aussi important de favoriser la diversité des investisseurs – du grand promoteur privé au simple particulier, mais aussi les organismes à but non lucratifs. Lorsque des mesures incitatives sont mises en place pour encourager le développement du marché locatif – à travers des subventions, par exemple –, les pouvoirs publics doivent enfin s'assurer qu'elles atteignent bien les populations cibles. En particulier, l'occupation de logements sociaux par des ménages plus aisés doit être anticipée et empêchée. Il faut aussi s'assurer que les ménages défavorisés puissent conserver sur le long terme leurs logements subventionnés. Dans les pays en développement, l'accès à la propriété et le logement locatif ont un rôle complémentaire à jouer. Le secteur privé – guidé par les politiques publiques – doit participer à leur développement. Pour favoriser l'accès à la propriété, les gouvernements doivent en premier lieu promouvoir l'accès des promoteurs et des particuliers aux financements. S'agissant du logement locatif, les politiques doivent encourager le secteur privé à investir sur ce segment et promouvoir des bonnes pratiques de gestion durable et inclusive. Pour lutter contre les abus très courants sur les marchés non règlementés, législations et règlementations seront nécessaires pour assurer l'équilibre entre les droits des propriétaires et des locataires. Faire évoluer les pratiques des propriétaires représente un défi de taille pour les responsables politiques. Leur participation, ainsi que celle des investisseurs privés dans le débat politique, sera essentielle pour garantir leur engagement dans le développement d'une offre de logements à prix abordable.  

 

1 Les détracteurs d'Hernando de Soto doutent de l'existence d'un marché formel pour ces propriétés et de la volonté des banques de les accepter comme garanties (Fernandes, 2002 ; Brombley, 2004). 
2 D'ailleurs, ce que l'ONU-Habitat qualifie de « bidonville » est en réalité bien souvent un logement locatif dégradé.

 

RÉFÉRENCES:
Andreasen, J., 1996. Urban tenants and community involvement. Habitat International, volume 20, n°3, p. 359-365.
Arku, G., Luginaah, I., Mkandawire, P., 2012. You Either Pay More Advance Rent or You Move Out: Landlords/Ladies' and Tenants' Dilemmas in the Low-income Housing Market in Accra, Ghana. Urban Studies, volume 49, n°14. 
Bromley, R., 2004. Power, property and poverty: why de Soto's ‘Mystery of Capital' cannot be solved. In Roy, A. et Alsayyad, N. (ed.). Urban Informality: Transnational Perspectives from the Middle East, Latin America, and South Asia. New York : Lexington Books. 
De Soto, H., 2000. Le mystère du capital : Pourquoi le capitalisme triomphe en Occident et échoue partout ailleurs. New York : Basic Books. 
Fernandes, E., 2002. The influence of de Soto's mystery of capital. Landlines, volume 14, n°1. Disponible sur Internet : http://www.lincolninst.edu/pubs/202_The-Influence-of-de-Sotos-The-Mystery-of-Capital. 
Gilbert, A., 2008. Slums, tenants and home-ownership: on blindness to the obvious (Viewpoint). International Development Planning Review, volume 30, n° 2. 
Huchzermeyer, M., 2010. Africa: where and how to house urban citizens. In Jacquet, P, Pachauri, R. et Tubiana, L. (ed). Cities: Steering Towards Sustainability. Delhi : Teri Press. 
Huchzermeyer, M., 2011. Tenement Cities: From 19th Century Berlin to 21st Century Nairobi. Africa Trenton : World Press. 
ONU-Habitat, 2003. Trental Housing: An Essential Option for the Urban Poor in Developing Countries. Nairobi : ONU-Habitat. 
ONU-Habitat, 2003. The Challenge of Slums. Global Report on Human Settlements 2003. Londres : Earthscan et Nairobi : ONU-Habitat.

 

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Marie Huchzermeyer

Professeur
Université du Witwatersrand

Parcours

Marie Huchzermeyer est professeur à l'École d'architecture et de planification, à l'université du Witwatersrand (Johannesburg). Ses recherches portent sur les politiques de logement et l'habitat informel – que ce soit d'un point de vue historique, politique ou du droit des personnes. Elle est l'auteure de nombreux articles universitaires et de plusieurs ouvrages, dont Tenement Cities: From 19th Century Berlin to 21st Century Nairobi.

Université du Witwatersrand

L'École d'architecture et de planification de l'université du Witwatersrand à Johannesburg propose des cursus de deuxième et troisième cycles traitant du logement, d'urbanisme, d'efficacité énergétique et d'architecture urbaine. L'école reçoit un grand nombre d'étudiants venus d'Afrique du Sud, d'autres pays en développement et des pays du Nord. Elle accueille le Centre d'études en urbanisme et environnement bâti, véritable levier en matière de recherches collaboratives au sein de l'école et au-delà.  

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