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Le secteur privé est au cœur de la plupart des situations de crise qui frappent les pays fragilisés. Pour agir de façon pertinente dans ce contexte, les acteurs du développement doivent répondre simultanément à des temporalités (court, moyen et long terme), à des tailles d’entreprises (PME pour la plupart) et à des niveaux de formalisation très différents. Seul le niveau de risque – élevé – demeure un dénominateur commun à toutes ces situations.

Les crises s’intensifient et se multiplient. Le nombre de catastrophes naturelles a plus que triplé depuis 30 ans, tandis que les multiples formes de violences ont fait des années 2014 et 2015 les plus meurtrières depuis la fin de la guerre froide. Consciente de ces enjeux, la communauté internationale a doublé, depuis 2002, l’aide aux pays en situation de fragilité : 65 milliards de dollars ont été dédiés en 2014 à la fourniture de biens publics, à la reconstruction du lien social et au renforcement des capacités institutionnelles. Dans ce contexte, l’appui au secteur privé a souvent été relégué au second rang, par méconnaissance du rôle et des besoins des acteurs qui le composent et du fait d’un sentiment d’impuissance devant la complexité des processus à l’œuvre.

Pourtant, le secteur privé est au cœur des dynamiques de fragilisation ou, inversement, de sortie de crises. Il peut être un ferment de cohésion sociale et de création de richesses ou bien, en l’absence de régulation, adopter un comportement prédateur et initier une « destruction destructrice » – loin de l’ambition schumpetérienne. Alors que de nouvelles fragilités émergent, se renforcent et se propagent, les politiques d’appui au secteur privé doivent faire partie intégrante des modalités de réponse aux crises, sur un mode curatif et préventif. Mais mettre en place des politiques pertinentes d’appui au développement du secteur privé dans les pays fragiles suite à une crise impose au préalable de bien comprendre la spécificité de ces environnements – ainsi que le rôle et les besoins des différents acteurs.

Après une crise, un secteur privé plus petit et plus informel

À la suite d’une crise, ou en raison de fragilités structurelles, les acteurs privés évoluent souvent dans un environnement des affaires très détérioré. L’accès aux marchés (crédits, intrants, extérieurs, etc.) est rendu complexe en raison du manque d’infrastructures et des faiblesses institutionnelles, tandis que la fragilité de l’État se traduit par un appareil judiciaire inopérant et une violence plus ou moins résiduelle. Les intermédiaires financiers, fragilisés par l’augmentation de leurs prêts non performants, sont très réticents à rouvrir les vannes du crédit, pourtant indispensable à la reprise de l’activité. De ce fait, les entreprises démarrent à des tailles plus petites et éprouvent plus de difficultés à se développer (Speakman et Rysova, 2015). Le niveau d’informalité de l’économie peut également être très important, soit parce que les entreprises « formelles » adoptent des « pratiques informelles » afin de composer avec l’affaiblissement des institutions, soit parce que la population démarre des micro-activités de subsistance. Le déficit de compétences financières et managériales de la majorité des entrepreneurs et le manque de main-d’œuvre qualifiée expliquent également pourquoi les entreprises sont faiblement structurées.

Ainsi, la très grande majorité du secteur privé dans les situations de fragilité est composée de micro, petites et moyennes entreprises, plus ou moins formelles. Leur rôle au sein de l’économie est considérable et tout aussi important que celui des entreprises plus grandes.

Un rôle fondamental mais ambigu

Le secteur privé joue un rôle central mais ambigu dans les contextes de vulnérabilités et de crise. En tant que moteur principal de l’activité économique, il est à la base de la création d’emplois, de revenus pour les populations et pour l’État, et de l’accès aux biens et services essentiels. Les grandes entreprises représentent un levier d’impact sociétal important, notamment quand elles assurent la fourniture de services publics relevant normalement de la responsabilité de l’État, ce qui est souvent le cas en zones rurales. Le secteur financier joue également un rôle central en permettant aux populations d’avoir accès au crédit et à d’autres outils pour gérer les situations de crises : épargne, assurance, transferts des migrants, etc. Enfin, les entrepreneurs peuvent jouer un rôle stabilisateur en s’impliquant politiquement dans la prévention ou la résolution de conflits, comme ce fut le cas dans le « quartet » tunisien. Inversement, certains acteurs du secteur privé peuvent tirer profit des crises et alimenter les dynamiques de fragilisation. Cet « entrepreneuriat destructif » peut prendre plusieurs formes. Les trafics illicites (drogue, armes, traites d’êtres humains, etc.) ou de marché noir peuvent représenter une manne financière pour d’éventuels groupes rebelles et mafieux. Dans certains secteurs, comme celui des ressources extractives, les entreprises peuvent également accroître les vulnérabilités économiques et affaiblir les institutions en alimentant la corruption. Enfin, l’absence de régulation peut conduire certaines entreprises à fouler les principes éthiques, et ainsi contribuer à l’aggravation des fractures sociales (MacSweeney, 2009).

Pour les partenaires du développement, l’enjeu est donc d’identifier quelles sont les initiatives économiques qui doivent être soutenues au regard des fragilités identifiées, et quels mécanismes peuvent être utilisés pour y parvenir. L’Agence Française de Développement (AFD) et Proparco ont réalisé très récemment une étude allant dans ce sens.

Quels modes d’interventions ?

Les contextes de vulnérabilités et de crises sont porteurs d’injonctions contradictoires. La violence des crises et leur contagiosité appellent à des interventions rapides tandis que la fragilité des contextes impose des approches innovantes et progressives, nécessairement lentes et chronophages. Deuxièmement, l’ampleur des besoins nécessite des réponses d’envergure, mais la faible maturité et la fragilité des acteurs limitent la taille des interventions. Enfin, l’ampleur de la demande locale non desservie représente des perspectives de retour sur investissement et d’impacts sociétaux significatifs, mais le niveau de risque important réduit significativement le ratio rendement/risques – et donc les motivations des acteurs privés. Il faut donc pouvoir travailler sur un triple continuum : de temporalité d’impacts, de taille d’entreprises et de niveau de formalisation.

Le premier constat souligne la nécessité de combiner simultanément des approches à impacts de court, moyen et long terme. Il est primordial de limiter rapidement les conséquences de la crise et de mettre à disposition des populations vulnérables des moyens pour (re)démarrer une activité de subsistance. Les entreprises plus structurées auront besoin de crédits adaptés, du type « recovery loans », associant périodes de grâce et maturités plus longues leur permettant de reconstituer leurs actifs ou leur fonds de roulement. Ces solutions nécessitent un accompagnement privilégié des intermédiaires financiers qui, particulièrement fragilisés par les crises, ont tendance à fortement réduire leur prise de risque, freinant ainsi le redémarrage de l’activité. À moyen terme, des actions d’inclusion financière peuvent soutenir la résilience des populations. La productivité des entreprises peut être stimulée grâce à des programmes de renforcement de capacités et de structuration de filières. À plus long terme, il est fondamental d’agir sur les obstacles structurels en améliorant la qualité des infrastructures et le cadre réglementaire. Très complémentaires, ces approches doivent être mises en place simultanément – et non séquentiellement – afin de diminuer progressivement et durablement le niveau de fragilité. Le deuxième constat souligne la nécessité d’ajuster les modes d’intervention aux différents types d’acteurs. L’appui aux intermédiaires financiers est sans doute un type d’action particulièrement pertinent quand on veut financer des entreprises plus petites et plus informelles. Les fonds d’investissement (pour cibler les entreprises à fort potentiel), les banques (pour un effet volume), et les institutions de microfinance (pour développer une offre à destination des plus petites entreprises) sont les acteurs complémentaires d’une réponse globale s’adressant à toutes les parties prenantes. Enfin, il est souvent nécessaire d’accepter un niveau de risques importants, dénominateur commun de l’ensemble de ces contextes. De nouvelles approches, basées sur le mixage de ressources publiques et privées, peuvent permettre de prendre en compte le risque et la précarité additionnels de ces situations, que ce soit sous forme de garanties de premières pertes ou sous la forme de capital patient acceptant des ratios rendement/risques très faibles. Des subventions sont également nécessaires pour structurer les entreprises et les rendre plus aptes à recevoir des financements extérieurs. Accompagner des entreprises, en effet, représente des opportunités importantes de « réforme par le bas », très complémentaires des interventions à l’échelle macro sur l’environnement des affaires.

L’appui au secteur privé s’insère dans un ensemble de principes généraux de prévention des crises et de lutte contre les vulnérabilités. Il s’agit de favoriser une posture préventive afin de traiter les racines des crises et non uniquement les symptômes. Il faut aussi associer interventions à impacts rapides et de plus long terme afin de stabiliser la situation et lutter contre les facteurs structurels des crises. Il est nécessaire de favoriser une démarche partenariale et participative avec l’ensemble des acteurs, à la fois locaux et internationaux, afin d’optimiser les synergies et de jeter localement les fondations du changement ; et enfin, d’adopter une approche régionale pour répondre à des crises dépassant les territoires nationaux. Ces pistes de travail ont en commun de nécessiter des approches de financement du risque, de renforcement des capacités et de l’environnement des affaires. Cela requière, chez les partenaires du développement, des ressources adaptées. C’est une invitation à renforcer les passerelles entre les moyens des institutions de financement du développement dédiées à l’appui au secteur privé et ceux des agences de l’aide publique.

 

Références:
Speakman, J. et Rysova, A., 2015. The Small Entrepreneur in Fragile and Conflict-Affected Situations. Collection « Directions in Development ». Banque mondiale, Washington, DC. Disponible sur Internet : https://openknowledge.worldbank.org/bitstream/handle/10986/19906/898560PUB0v10900Box385297B00PUBLIC0.pdf?sequence=5&isAllowed=y
MacSweeney, N., 2009. Le développement du secteur privé dans les situations post-conflit. Comité des bailleurs de fonds pour le développement de l’entreprise (DCED). Disponible sur Internet : http://www.enterprise-development.org/wp-content/uploads/PostConflict_PSD_FR.pdf

Pierrick Baraton

Consultant
Agence française de développement (AFD)

Parcours

Pierrick Baraton est consultant sur les questions d’appui au secteur privé dans les pays en développement. Il a réalisé un doctorat en économie sur la microfinance à Madagascar au sein de l’Université d’Auvergne et a travaillé pendant quatre ans au sein d’Investisseurs & Partenaires, un fonds d’investissement dédié au financement des PME en Afrique subsaharienne. Il vient de réaliser, pour le Groupe AFD, une étude sur l’appui au secteur privé dans les contextes de vulnérabilités et de crises.

Agence française de développement (AFD)

L’Agence française de développement (AFD) contribue à mettre en œuvre la politique de la France en matière de développement et de solidarité internationale. À travers ses activités de financement du secteur public et des ONG, ses travaux et publications de recherche (Éditions AFD), de formation sur le développement durable (Campus AFD) et de sensibilisation en France, elle finance, accompagne et accélère les transitions vers un monde plus juste et résilient. Ses équipes sont engagées dans plus de 3 250 projets sur le terrain, dans les Outre-mer, dans 115 pays et dans les territoires en crise, pour les biens communs – le climat, la biodiversité, la paix, l’égalité femmes-hommes, l’éducation ou encore la santé.