
Les entreprises qui opèrent directement dans des contextes de fragilités ou qui sont en lien avec ce type d’environnements – tout comme les institutions qui les financent – ont besoin de comprendre les risques auxquels leurs activités sont susceptibles d’exposer les populations. Elles doivent donc mener les « due diligences » requises, afin d’assurer la gestion de ces risques dans le respect des principales normes internationales.
L’activité d’une entreprise, quelle que soit sa nature, est a priori susceptible de porter préjudice aux populations – en d’autres termes, d’affecter négativement les droits humains de ces dernières. Mais c’est souvent dans des contextes de fragilités que surgissent les risques encourus les plus significatifs au contact d’une activité donnée. Un environnement fragile, ce peut être un pays classé parmi les moins avancés, mais ce n’est pas nécessairement le cas. De façon générale, l’amplification des risques relatifs aux droits humains tend à concerner en premier lieu les zones où la primauté du droit peine à s’affirmer, où existent d’importantes discriminations (légales ou non formalisées) contre un groupe social en particulier, où la possibilité de faire appel à l’Etat pour obtenir une réponse efficace est limitée, voire inexistante, et où les tentatives de revendication ou de doléances peuvent être immédiatement réprimées, lorsqu’elles ne sont pas purement et simplement considérées comme criminelles.
Pour les entreprises qui opèrent directement dans un tel contexte, et pour les milliers d’autres dont la chaîne de valeur peut être reliée à des environnements de cette nature¹, ces risques doivent être identifiés en amont et traités comme faisant partie intégrante de l’activité.
Intégrer le prisme des droits humains à la gestion des risques sociaux et environnementaux
De manière générale, de nombreuses entreprises ont d’abord envisagé la gestion du risque comme un exercice s’appliquant exclusivement aux risques de l’activité en tant que telle. Avec la reconnaissance croissante des risques sociaux et environnementaux relatifs aux activités opérationnelles, elles ont progressivement cherché à intégrer ces derniers dans leur approche. Avec une tendance, toutefois, à se concentrer sur les risques offrant des leviers d’action qu’elles pouvaient en grande partie maîtriser : les conditions de travail sur le site de l’entreprise elle-même, ou bien le volume d’effluents que les usines rejettent dans les cours d’eau environnants.
S’agissant des impacts sociétaux les plus sévères, qui se rapportent à une atteinte aux droits humains, les entreprises doivent s’assurer qu’elles se focalisent sur les risques les plus critiques pour les populations quel qu’elles soient : que ce soit dans les activités de l’entreprise elle-même ou le long de sa chaîne de valeur. Cela peut nécessiter de donner la priorité aux problèmes les plus sérieux et les plus difficiles à traiter, soit parce qu’ils se situent en bout de la chaîne de valeur de l’entreprise (par exemple, les conséquences de l’extraction des « minerais de conflits »), soit en raison de la très grande complexité de l’environnement de l’activité au sein duquel l’action même du gouvernement peut porter sévèrement atteinte aux droits humains.
S’agissant des impacts sociétaux les plus sévères […] les entreprises doivent s’assurer qu’elles se focalisent sur les risques les plus critiques pour les populations
Dans le contexte spécifique du financement international du développement, les principales normes concernant l’investissement du secteur privé sont édictées par les « Normes de performance environnementale et sociale » de la Société financière internationale (SFI). Dans des contextes de fragilités et autres environnements à haut risque, il est évident que la mise en œuvre de ces normes de performance requiert de facto une attention et un soin tout particuliers.
Mais même dans le cadre de leur mise en œuvre la plus robuste, une diligence raisonnable en matière de droits humains peut nous livrer, dans ces environnements très complexes, des enseignements essentiels sur la gestion des risques qui pèsent sur l’individu.
Le coût des conflits entre entreprises et communautés riveraines dans l’industrie extractive²
Si les risques liés aux droits humains ne constituent pas toujours la source première d’un risque financier pour l’entreprise, certains problèmes d’abord identifiés comme relevant de « risques non financiers » peuvent incontestablement se traduire à terme par des coûts bien réels.
Prenons par exemple les résultats de l’étude menée conjointement en 2014 par la Kennedy School d’Harvard, Shift et l’université du Queensland. Cette étude s’intéressait au coût des conflits entre l’industrie minière extractive et les communautés concernées par son action. Elle a mis en évidence des coûts financiers réels en lien avec ces conflits, lesquels trouvaient leur origine dans une atteinte aux droits humains.
Les coûts le plus fréquemment observés étaient ceux qui résultaient des pertes de productivité liées aux interruptions temporaires ou aux retards de l’activité opérationnelle – jusqu’à 27 millions de dollars par semaine en valeur actuelle nette (VAN), dans le cas d’un projet d’extraction de calibre mondial. Les coûts les plus élevés étaient les coûts d’opportunité correspondant à la perte de valeur relative à de futurs projets, plans d’expansion ou contrats de vente qui n’ont pas pu se concrétiser. Les coûts les plus souvent négligés par les entreprises étaient les coûts indirects correspondant au temps consacré par les équipes à la gestion de ces conflits – et en particulier par les équipes dirigeantes, voire, dans certains cas, par le directeur général lui-même.
Réaliser une diligence raisonnable en matière de droits humains dans un environnement à haut risque
Ces principes directeurs constituent la référence mondiale en matière de responsabilité des entreprises sur le plan des droits humains
La diligence en matière de droits humains est définie par les « Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits humains » (Guiding Principles on Business and Human Rights), adoptés à l’unanimité par l’ONU 3, en 2011. Ces principes directeurs constituent la référence mondiale en matière de responsabilité des entreprises sur le plan des droits humains et, partout dans le monde, ils ont été largement admis par le milieu des affaires, les autorités gouvernementales, la société civile, les investisseurs et les autres parties prenantes. Ils sont en outre reflétés dans un certain nombre d’autres normes ou critères relatifs à une conduite responsable des affaires, dont les « Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales ».
Appliquer un prisme relatif aux droits humains, c’est tester la robustesse de la diligence mise en œuvre à un moment donné par l’entreprise.
Il existe de très nombreuses solutions de conseil et d’accompagnement en matière de mise en œuvre des principes directeurs des Nations Unies 4, y compris dans les contextes de situations à haut risque 5. Même si nous ne reprendrons pas ici tous les éléments d’un accompagnement exhaustif, nous pouvons néanmoins en livrer les points les plus saillants. Appliquer un prisme relatif aux droits humains, c’est tester la robustesse de la diligence mise en œuvre à un moment donné par l’entreprise (ou le bailleur de fonds) sur le plan social et environnemental, et ce de trois façons principales :
- En élargissant le périmètre de la diligence : ce périmètre comprend-il les agissements des autres acteurs liés à l’activité opérationnelle et susceptibles de faire peser des risques significatifs sur les personnes – par exemple, les partenaires (notamment dans le cadre de joint-ventures), les fournisseurs à tous les niveaux de la chaîne de valeur ? Ou encore les autorités gouvernementales lorsqu’elles ont concédé à l’entreprise l’accès au terrain, ou lorsque cette dernière s’appuie sur des forces de sécurité publiques pour la protection de ses actifs (étant entendu que ces risques devront être évalués à l’aune des critères internationalement reconnus en matière de droits humains) ?
- En assignant les priorités en fonction de la gravité : la diligence envisage-t-elle bien les risques selon des priorités dictées par la gravité de la menace qu’ils font peser sur les personnes, et pas seulement sur l’activité de l’entreprise ? La réponse implique de s’assurer que l’identification des risques prend en compte les points de vue de ceux qui sont ou pourraient être affectés par l’activité, et qu’elle s’attache à déterminer de quelle manière ils pourraient atteindre les plus vulnérables.
- En identifiant les opportunités d’intervention, y compris par l’activation des moyens de pression disponibles : la diligence identifie-t-elle les mesures qui doivent être engagées par l’entreprise pour traiter les principaux risques découlant de ses activités, et leurs conséquences les plus graves, y compris en utilisant, lorsque d’autres acteurs sont impliqués, les leviers dont elle dispose pour les inciter à modifier leur comportement ?6 Cela implique une bonne compréhension du contexte et de ce qui rend difficile en pratique une intervention efficace, en particulier dans les cas où l’action du gouvernement peut être la principale source de risques pour les droits humains.
Si elles intègrent ces différents paramètres à leur système global de gestion du risque, les entreprises peuvent s’assurer qu’elles seront prêtes à intervenir là où les risques les plus significatifs pour les personnes sont susceptibles de survenir, en lien avec leur activité. Cela leur permettra en outre de mettre en place des réponses adaptées et réalistes, y compris dans les contextes de fragilités et les situations à haut risque.
Extrait des « Normes de performance en matière de durabilité environnementale et sociale » de la SFI, au 1er janvier 2012 »
« Les ‘Normes de performance’ de la SFI s’adressent aux clients, auxquels elles proposent des orientations pour l’identification des risques et des impacts. Elles ont été conçues pour les aider à éviter, atténuer ou gérer ces risques et impacts de manière à pouvoir conduire leurs activités de façon durable. Elles couvrent également, à ce titre, la pleine implication des parties prenantes et les obligations du client en matière de communication des informations requises concernant l’activité menée au niveau du projet. Ensemble, les huit « Normes de performance » de la SFI définissent les critères auxquels doit satisfaire le client pendant toute la durée de vie d’un investissement consenti par la SFI. En plus de satisfaire aux exigences de ces « Normes de performance », les clients devront en outre se conformer à l’ensemble des lois en vigueur, y compris celles qui régissent les obligations du pays hôte en vertu du droit international. »
Notes de bas de page :
1 On estime à environ un milliard le nombre de personnes directement affectées par les chaînes de valeurs mondiales. Voir sur ce thème le rapport de John G. Ruggie, Making Economic Globalization Work for All: Achieving Socially Sustainable Supply Chains http://www.shiftproject.org/resources/viewpoints/ruggie-address-responsible-supply-chains-g20/.
2 Voir les UN Guiding Principles, Shift, http://www.shiftproject.org/un-guiding-principles/.
3 Voir notamment l’ouvrage Doing Business With Respect for Human Rights, conjointement publié par Oxfam, Shift et le UN Global Compact des Pays-Bas, https://www.businessrespecthumanrights.org/.
4 Voir notamment le rapport intitulé Human Rights Due Diligence in High Risk Circumstances, http://www.shiftproject.org/resources/publications/human-rights-due-diligence-high-risk-circumstances/.
5 Ce passage est extrait du document ESG Toolkit for Fund Managers – Human Rights Briefing Note, rédigé par Shift et publié par la CDC, l’institution du Royaume-Uni pour le financement du développement. http://toolkit.cdcgroup.com/e-and-s-briefing-notes/human-rights.
6 Voir le rapport préparé par Rachel Davis et Daniel Franks et intitulé Costs of Company-Community Conflict in the Extractive Sector. http://www.shiftproject.org/resources/publications/costs-company-community-conflict-extractive-sector/