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L’agro-industrie et son rôle à jouer dans le développement des économies est source de nombreux débats. Souvent perçue à travers le prisme des externalités négatives, elle n’en demeure pas moins un outil solide pour développer l’emploi et réduire la pauvreté. Encore faut-il qu’elle puisse résoudre l’équation de l’inclusion des petits producteurs, du respect de l’environnement, de la qualité des produits et de la compétitivité des prix.

Le rôle de l’agro-industrie dans le développement, économique, social et environnemental est l’objet de débats passionnés, certains de longue date dont la genèse se situe aux 18e et 19e siècles. En effet, les travaux d’Adam Smith puis de David Ricardo reliaient la richesse des nations à la structure productive des économies et à leur spécialisation en fonction de leurs avantages comparatifs. Entre 1940 et 1960, les travaux de ce qui deviendra l’économie du développement ont établi de manière empirique que la croissance s’accompagnait d’une baisse continue du secteur primaire, et notamment agricole, au profit du secteur industriel, et notamment manufacturier, lui-même laissant ensuite une large place au secteur tertiaire. Le débat fait rage pour expliquer ce phénomène, car ses ressorts sont à même de générer des différences significatives de politiques publiques. Il est par conséquent important de savoir si cette « transformation structurelle » découle « naturellement » des processus de croissance et d’ouverture au commerce par exemple ou si, au contraire, il faut avoir des politiques volontaristes d’industrialisation pour induire le développement. Ces politiques sont souvent présentées comme l’explication du « miracle asiatique » des années 1990 et inspirent aujourd’hui de nombreuses stratégies de croissance, et ce d’autant plus que le secteur manufacturier, et notamment textile, serait le plus à même de réduire la pauvreté et de créer des emplois (Cadot et al., 2015). Pourtant, aux alentours des années 2000, certains pays d’Afrique et d’Amérique latine se désindustrialisent avant d’avoir atteint les pics de développement industriel et de croissance à partir desquels les pays développés commençaient à voir les services prendre le relai. A la lumière de cette « désindustrialisation précoce » (Rodrik, 2016), le débat continue donc d’être intense : le textile tirera-t-il la croissance en Afrique ? Faut-il plutôt miser sur les services ? Quid de l’agro-industrie, qui relève des trois secteurs à la fois ?

 

L’agro-alimentaire, créateur d’emplois et capable de réduire la pauvreté

Dans ce numéro, le terme « agro-industrie » est entendu au sens large. Il comprend les activités de transformation de produits agricoles, leur conditionnement en produits commercialisables, leur distribution, mais aussi les activités de services associés (fourniture d’engrais, de semences, d’équipements) et par extension l’ensemble des systèmes de production agricole. L’agro-industrie au sens strict ne comprend en effet que les activités de transformation agroalimentaire et de fourniture d’intrants. Mais en pratique, les liens contractuels, institutionnels, sociaux, fonctionnels et de dépendance entre transformation et production sont tels qu’on ne peut penser l’une sans l’autre, lesquelles sont souvent intégrées (Barrett et al., 2001). En 2008, le Rapport sur le Développement dans le Monde de la Banque mondiale insistait sur la nécessité d’investir dans l’agriculture et l’agro-industrie pour accélérer la croissance et réduire la pauvreté. Dix ans après, plusieurs chercheurs reprennent ces conclusions et rappellent avec force le rôle de l’agro-industrie pour le développement.

Concernant l’amont de la chaîne de valeur, tout d’abord, deux observations peuvent être faites : historiquement, le processus de transformation structurelle des économies s’accompagne certes d’une baisse de la part du secteur agricole dans l’économie, mais surtout d’une croissance de sa productivité. Viser un développement, même exclusivement industriel, n’est donc pas synonyme d’abandon des investissements dans le secteur agricole. Par ailleurs, le rôle de l’agriculture pour le développement apparaît renforcé compte tenu de son impact positif sur les indicateurs autres que la croissance du PIB. Christiaensen et ses co-auteurs (2011) montrent ainsi que la croissance du secteur agricole a des effets très puissants sur la réduction de la pauvreté (nombre de personnes vivant avec moins de 1$ par jour). En aval de la chaîne de valeur, plusieurs éléments portent à croire que les activités de transformation agricole pourraient devenir un secteur important des économies en développement, notamment en Afrique : sous l’effet conjugué des croissances démographique, urbaine, et de revenu, l’économie alimentaire y représente déjà un marché substantiel, et qui devrait atteindre les 1000 milliards de dollars à horizon 2030 selon la Banque mondiale. L’agro-industrie est déjà un secteur moteur de développement à plusieurs égards : en Afrique de l’Ouest, l’économie alimentaire représente 66 % de l’emploi total et 40 % de la valeur ajoutée du secteur est due à l’agro-industrie seule hors agriculture (Allen et Heinrigs, 2016). La transformation alimentaire représente 60 % de l’emploi manufacturier total au Niger et Nigéria, et entre 30 et 40 % au Ghana, Burkina Faso et au Mali (Allen et al., 2018, chiffres 2012-2015). Dans cinq pays d’Afrique de l’Est, l’agro-industrie représente entre 27 % et 64 % de la contribution du secteur manufacturier au PIB. Dans ces même pays, Dorosh et Thurlow (2018) montrent que la réduction de la pauvreté est toujours plus forte lorsque la croissance est tirée par le secteur agricole plutôt que par un autre. Plus intéressant encore, dans les cas où la capacité du secteur manufacturier à réduire la pauvreté (figure 1) s’approche de celle de l’agriculture (Malawi, Tanzanie et Zambie), c’est parce que celui-ci intègre une composante agro-industrielle importante. En effet, la transformation agro-alimentaire a de forts effets d’entrainement sur l’économie et une capacité à créer de la valeur ajoutée sur le territoire. Contrairement au secteur textile, qui repose souvent sur des importations de matières premières pour un simple processus de confection et dont les débouchés sont à l’export, l’agro-industrie en Zambie par exemple, repose sur des matières premières locales, transformées en grande partie pour un marché local. Le développement des villes secondaires en Afrique a entraîné une demande de proximité pour les produits agro-alimentaires, et donc une possibilité de monter en gamme progressivement, qui n’est pas permise avec les activités textiles qui visent des marchés internationaux aux coûts d’entrée élevés. Certains rappellent aussi que le secteur textile, de plus en plus robotisé, ne peut plus être considéré comme capable d’absorber les millions d’entrants à venir sur le marché du travail (Artuc et al., 2018).   De fait, le secteur agro-alimentaire est inclus dans les stratégies d’industrialisation de plusieurs gouvernements de pays visant l’émergence (Cameroun, Éthiopie, Nigeria, etc.). Néanmoins, pour qu’il joue pleinement son rôle, certains écueils sont à éviter en matière d’impact environnemental et social.

 

Agro-industrie, environnement, équité : les écueils à éviter

Si l’agro-industrie est régulièrement vue comme l’antithèse d’un développement durable et équitable, c’est parce qu’elle évoque souvent des externalités négatives affectant l’environnement (Barrett et al., 2001) et les petits producteurs (Reardon et al., 2009). Revenant sur les dernières décennies du 20 e siècle, Reardon, Barrett et leurs co-auteurs rappellent que la mondialisation dérégulée, la baisse des droits de douanes et des coûts de transports, la compétition sur les prix et le progrès technique, ont eu des conséquences sur la forme qu’a pu prendre l’agro-industrialisation : tendance à l’intégration verticale, à la course aux rendements, à l’utilisation intensive d’intrants chimiques, pression sur les prix… Les externalités de cette vague d’agro-industrialisation ne sont pas systématiquement négatives, mais lorsqu’elles le sont, le bilan est dur tant pour l’environnement (déforestation, émissions de gaz à effet de serre, perte de biodiversité, appauvrissement des sols et pollution des milieux aquatiques) que pour l’équité (exclusion des petits producteurs du marché, voire de leur propres terres en l’absence de protection des droits fonciers coutumiers, répartition inéquitable de la valeur dans des filières contrôlées par des firmes en position dominante (BASIC 2014), mauvaises conditions de travail). D’un autre côté, le progrès technique permet de développer des variétés moins consommatrices d’eau, et les débouchés internationaux peuvent pérenniser l’emploi agricole et éviter l’artificialisation des sols (Barrett et al., 2009). Le bilan est donc contrasté. En réalité, les conditions dans lesquelles opère l’agro-industrialisation jouent un rôle clé : la réglementation nationale peut fournir un cadre pour éviter, réduire ou compenser les externalités négatives, dans la mesure toutefois où son essor est effectivement contrôlé, ce qui n’est pas nécessairement le cas dans les géographies ou les moyens techniques, financiers et humains sont insuffisants ; des approches volontaires comme les initiatives RSE ou les standards de certification peuvent également constituer des facteurs favorables ; enfin, la demande plus forte pour des produits de qualité, respectueux de l’environnement, et équitables permettent d’améliorer la performance environnementale et sociale. En d’autres termes, une agro-industrialisation respectant les principes du développement durable est possible, si elle relève le défi suivant: inclure les petits producteurs, respecter l’environnement, et rester compétitive en prix et en qualité, dans un environnement ou la concurrence internationale est forte. C’est à ces questions, cruciales pour un nombre important d’Objectifs de développement durable (ODD faim, pauvreté, emplois, modes de production et de consommation durables), que ce numéro apporte des éléments de réponse.

 

1 Voir Vergne et Ausseur (2015) pour une revue des débats.
2 Dont l’intensité est mesurable par l’élasticité pauvreté de la croissance du secteur (la pauvreté décroit significativement lorsque le secteur croit de 1%)
3 « backward linkages » 

 

Références
Allen, T. & P. Heinrigs, 2016, « Les nouvelles opportunités de l’économie alimentaire ouest africaine », Notes ouest-africaines, N°01, Éditions OCDE, Paris. Allen, T., P. Heinrigs & I. Heo, 2018, « Agriculture, Alimentation et Emploi en Afrique de l’Ouest », Notes Ouest-africaines, n°14, Éditions OCDE, Paris. Artuc, E., P. Bastos & B. Rijkers, 2018. “Robots, Tasks, and Trade.” Manuscrit non publié Banque Mondiale, 2008. « L’agriculture pour le développement », Rapport sur le Développement dans le Monde, Banque Mondiale : Washington D.C. Barrett, C. B., Barbier, E. B., & Reardon, T., 2001. “Agroindustrialization, globalization, and international development: the environmental implications”, Environment and Development Economics, 6(4), 419-433. BASIC, 2014. « Qui a le pouvoir ? Méta-étude sur la concentration du pouvoir dans les filières agricoles et ses principaux impacts sociaux et environnementaux ». Cadot, O., De Melo, J., Plane, P., Wagner, L. & M.T. Woldemichael, 2015. « Industrialisation et transformation structurelle : l’Afrique sub-saharienne peut-elle se développer sans usines ? », Papiers de Recherche AFD, n°2015-10, Octobre, Agence Française de Développement : Paris, France. Christiaensen, L., Demery, L., & Kuhl, J., 2011. « The (evolving) role of agriculture in poverty reduction. An empirical perspective”, Journal of Development Economics, 96(2), 239-254. Dorosh, P. & J. Thurlow, 2018. “Beyond Agriculture Versus Non-Agriculture: Decomposing Sectoral Growth–Poverty Linkages in Five African Countries”, World Development, 109, 440-451. Reardon, T., Barrett, C. B., Berdegué, J. A., & Swinnen, J. F, 2009. “Agrifood industry transformation and small farmers in developing countries”, World development, 37(11), 1717-1727. Rodrik, D., 2016. “Premature deindustrialization”, Journal of Economic Growth, 21(1), 1-33. Vergne, C., & A. Ausseur, 2015. « La croissance de l’Afrique subsaharienne : diversité des trajectoires et des processus de transformation structurelle », Collection Macroéconomie & développement, n°18, mai 2015, Agence Française de Développement : Paris, France.

Gaëlle Balineau

Economiste du développement
Agence française de développement (AFD)

Parcours

Entrée à l’AFD en 2014, Gaëlle Balineau mène des travaux de recherche sur les échanges de produits agro-alimentaires, la régulation des marchés et l’évolution de la structure productive des économies. Auparavant, elle a notamment travaillé comme consultante pour la Banque mondiale sur des projets d’aide au commerce et de facilitation des échanges au Cameroun et au Lesotho. Gaëlle Balineau a également été présidente du réseau de chercheurs francophones sur le commerce équitable (Fairness). Docteur en économie du développement, elle est diplômée du Centre d’études et de recherches sur le développement international (CERDI) de l’Université de Clermont-Ferrand.

Agence française de développement (AFD)

L’Agence française de développement (AFD) contribue à mettre en œuvre la politique de la France en matière de développement et de solidarité internationale. À travers ses activités de financement du secteur public et des ONG, ses travaux et publications de recherche (Éditions AFD), de formation sur le développement durable (Campus AFD) et de sensibilisation en France, elle finance, accompagne et accélère les transitions vers un monde plus juste et résilient. Ses équipes sont engagées dans plus de 3 250 projets sur le terrain, dans les Outre-mer, dans 115 pays et dans les territoires en crise, pour les biens communs – le climat, la biodiversité, la paix, l’égalité femmes-hommes, l’éducation ou encore la santé.

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