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L'implantation offshore de fonds d'investissement leur permet de bénéficier de conditions avantageuses pour investir en Afrique. Si leurs interventions entraînent une dynamique économique, la quête d'une rentabilité à court terme, l'opacité et l'évasion fiscale ne participent pas à l'essor du continent. Un meilleur contrôle fiscal, la transparence et la traçabilité des fonds aideront le capital-investissement à devenir pleinement acteur du développement africain.

Depuis le début des années 2000, en ligne avec le “consensus de Washington1”, une dynamique d'investissement privé (direct et de portefeuille) se développe en Afrique. Avec un stock en 2010 d'environ 150 milliards de dollars d'actifs, elle prend peu à peu le relai des Institutions financières internationales. Les capitaux sont principalement américains, français et britanniques, mais les investissements chinois, indiens, ceux des pays du Golfe et intraafricains (Afrique du Sud, Libye) progressent rapidement. Les investissements des multinationales dans les pays pétroliers et miniers se taillent toujours la part du lion. Mais une certaine diversification joue également en faveur de pays non miniers de l'Afrique subsaharienne, profite à certaines petites et moyennes entreprises (PME) locales. Sectoriellement, elle concerne les télécommunications, des infrastructures de transports, du textile, de l'agriculture, du tourisme et de l'hôtellerie et, last but not least, des services financiers. Les experts attendent un flux d'investissement en Afrique avoisinant les 150 milliards de dollars en 2015, l'essentiel (80 %) restant concentré sur les secteurs des mines et des métaux, du pétrole et du gaz et sur l'exploration des ressources naturelles, portés par la puissante demande chinoise en matières premières. Le tourisme et à l'hôtellerie en accueilleraient 15 %, tandis que les secteurs aussi importants que les infrastructures et l'industrie pourraient n'acquérir que 4 % chacun.

 

Les montages fiscaux et juridiques adoptés par les capital-investisseurs

Cette esquisse d'un nouveau modèle politico- économique pour les pays en développement réserve une place de choix au capital- investissement, attiré par l'Afrique tant par des perspectives positives de croissance des économies que par la rentabilité des projets – supérieures à celles d'autres régions du monde, à l'exception de l'Asie et des pays émergents. La gamme des fonds, des investisseurs et des opérateurs intéressés par le continent s'élargit et se diversifie, contribuant à ce que certains pays comme l'Égypte, le Nigeria, le Kenya accèdent au “statut” de “pays émergents”, ce qui est déjà le cas pour l'Afrique du Sud. La sélectivité est de rigueur chez les investisseurs : l'instabilité politique et gouvernementale, les faibles conditions de sécurité, la guerre dans certaines zones ou le manque d'infrastructures de transport peuvent être des facteurs discriminants qui pénalisent des pays à riche potentiel minier. C'est le cas par exemple de la République démocratique du Congo et de quelques autres. D'autres facteurs négatifs comme la corruption sont souvent dénoncés, mais ne découragent que rarement d'éventuels investisseurs. Les diverses incitations fiscales et exemptions favorables au capital investissement, mises en place dans le cadre du tax consensus du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale par de nombreux gouvernements africains, sont évaluées positivement par les opérateurs. Néanmoins, leurs conditions d'attribution sont généralement d'une opacité qui nuit  à l'instauration d'un climat de confiance. Quoi qu'il en soit, elles permettent aux gestionnaires de fonds de tenir plus facilement des promesses de retour sur investissement ambitieuses – souvent plus de 25 %. Ces fonds agissent très souvent via des entités juridiques enregistrées à l'Île Maurice, aux Îles Caïmans, aux Îles Vierges britanniques, aux Bermudes ou à partir des centres financiers offshore2 où ils sont implantés (Suisse, Royaume-Uni, Singapour, Luxembourg, Delaware aux États- Unis). Cette situation est très avantageuse pour eux grâce aux diverses exonérations fiscales, notamment sur les gains en capital et les plus-values. Ces juridictions offrent en outre la possibilité de conserver les ressources des fonds en monnaies convertibles fortes. Alors que la plupart des pays d'Afrique subsaharienne ont des monnaies non convertibles et des législations n'autorisant pas l'offshore, elles permettent aussi une meilleure couverture des risques pesant sur les monnaies et les transactions et, en principe, de garder sous contrôle la valeur réelle des actifs financiers.

 

Opacité et évasion fiscale

Si les investisseurs peuvent y trouver leur compte, ce n'est probablement pas tout à fait le cas pour les pays. Certes, le capital investissement joue un rôle positif en favorisant la création d'entreprises et l'émergence de nouveaux projets ; il apporte des capitaux à des entreprises existantes pour leur développement, contribue à animer des marchés financiers émergents et à créer et moderniser des infrastructures. Mais les conditions d'exploitation de certaines mines ou des domaines agricoles dans lesquels des fonds investissent suscitent aussi des critiques portant sur le non-respect des impératifs sociaux de base et des normes environnementales minimales. Si l'intervention de plus en plus active des fonds de capital-investissement suscite une dynamique de croissance qui peut créer des emplois et de la richesse dans les pays africains qu'ils ciblent, elle soulève aussi au moins trois types de difficultés. Tout d'abord, leurs stratégies sont souvent axées sur la recherche d'une rentabilité très élevée,  en contrepartie d'une prise de risque pas toujours maitrisée ; les conséquences peuvent se révéler désastreuses pour le pays d'accueil : abandon définitif d'un projet, faillite, disparition des débiteurs, surcoûts, fraudes, etc. Les participations récentes de hedge funds3 et de fonds spéculatifs dans des véhicules d'investissement panafricain (avec des levées de capitaux de plusieurs centaines de millions de dollars) montrent que la recherche de forts rendements à court terme influence fortement la stratégie fiscale et financière des investisseurs et des gestionnaires de fonds. Des fonds de capital-investissement peuvent donc être tentés de prendre le contrôle d'une société locale dans le seul but de réaliser un profit rapide, favorisé par une fiscalité qui facilite les distributions et réductions de capital durant les premières années. Pourtant, les entreprises locales ont généralement besoin d'accéder à des capitaux à long terme et de pouvoir compter sur un actionnariat stable. L'Afrique a souvent attiré la spéculation financière, en particulier  pour le secteur minier ; il serait souhaitable que l'arrivée du capital-investissement dans d'autres secteurs n'aboutisse pas à un résultat similaire. L'opacité du capital-investissement non régulé est une autre source de difficulté. Elle passe par l'utilisation intense des juridictions et de centres financiers offshore où les fonds, outre les facilités fiscales dont ils bénéficient ou qu'ils organisent, échappent pour une large part à la régulation financière et aux normes prudentielles. Ils sont des acteurs importants du shadow banking4 dont les paradis fiscaux sont les territoires favoris. Les fonds immatriculés dans des paradis fiscaux n'ont guère d'obligation de transparence et d'information vis-à-vis du marché ou de l'autorité de régulation, s'agissant de l'identité de leurs propriétaires ou de leurs créanciers, de la modification de la répartition de leur capital, de leurs comptes, du niveau de leur endettement, de leurs stratégies ou de leurs résultats. L'opacité concerne aussi l'endettement offshore des nouvelles entités, encouragé par les possibilités de déductions d'intérêts et soumis à aucun contrôle externe. Utiliser l'opacité juridique et financière de certaines juridictions non coopératives peut se révéler pratique pour des investisseurs ou des opérateurs en quête de discrétion pour des raisons politiques – qu'ils soient l'émanation de fonds souverains ou les instruments d'une prise de contrôle de gisements de matières premières. Mais ils peuvent être aussi des paravents d'intérêts mafieux ou d'escrocs, qui cherchent à diversifier géographiquement et sectoriellement leurs placements, profitant du besoin en capitaux nouveaux des pays d'accueil pour blanchir de l'argent sale. Le troisième type de critiques porte sur l'évasion fiscale, au coeur du système, avec des montages d'optimisation fiscale souvent agressifs combinant les exemptions dans les pays d'accueil avec celles proposées par des juridictions non coopératives interposées. Les manipulations de prix de transfert sur les exportations (notamment de matières premières), qui font intervenir un ou plusieurs paradis fiscaux entre le pays exportateur et le véritable importateur, sont l'une des sources principales de minoration des bases fiscales locales. Cette évasion fiscale est également favorisée par les dispositifs de déduction des intérêts d'emprunts : profitant depuis longtemps aux firmes multinationales dans le secteur des mines et dans le trading, elles sont des atouts plus stratégiques encore pour les sociétés financées par le capital-investissement avec effet de levier5 élevé. L'ensemble contribue tout naturellement à miner les bases fiscales des pays d'accueil, affaiblir les retombées fiscales locales des investissements et à inciter les autorités locales à se “rattraper” sur des systèmes de recette parallèles. Ce sont au final plusieurs dizaines de milliards de dollars qui quittent les pays en développement. Plus que le montant de l'aide internationale.

 

Améliorer l'impact des flux d'investissements extérieurs

La crise révèle un fort besoin de régulation financière et prudentielle à laquelle les écosystèmes financiers liés à l'Afrique ne doivent pas être soustraits. Réduire le champ des territoires et produits financiers non régulés et la dépendance par rapport à l'offshore banking6 rendrait moins attrayant le détour virtuel des investissements des fonds par les paradis fiscaux et limiterait les conséquences négatives des effets de levier excessifs et des placements en produits dérivés. Les institutions financières internationales devraient également s'engager à ne pas apporter leur expertise ou leur soutien à des projets de fonds de capital-investissement transitant par des juridictions non coopératives7. Pour cela, elles peuvent se référer aux critères, recommandations ou standards de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), du Groupe d'action financière8 (GAFI) et du  Conseil de stabilité financière9 (Financial Stability Board - FSB). Il est prioritaire de lutter contre l'évasion fiscale, dont les principales victimes sont les finances publiques de la plupart des pays en développement de l'Afrique subsaharienne. Cela passe par la lutte contre les sorties illicites de capitaux des pays d'accueil. Elles sont souvent le résultat d'une corruption endémique, de contrôles des changes contournés et de rapatriements frauduleux d'intérêts et de dividendes (liés notamment à des opérations de capital-investissement) vers des paradis fiscaux. L'arrivée du capital-investissement ne doit pas occulter la nécessité d'un partage plus équitable des revenus entre les investisseurs et les États, dans un cadre législatif et fiscal équilibré, accueillant pour les investisseurs et préservant les intérêts des communautés locales et des États. Ceux-ci devraient au moins prévoir, à l'instar de certains pays émergents, que les transactions concernant les biens mobiliers et immobiliers dans une opération d'investissement (achats, ventes, plus-values) soient taxables dans leur lieu de situation et non dans le lieu de domiciliation de la société porteuse. Il s'agit plus généralement de lutter contre les schémas d'optimisations agressives visant à minorer artificiellement les bases fiscales locales et à réduire les prélèvements pour localiser un  maximum de bénéfices dans des paradis fiscaux où ils sont exonérés d'impôts. Il faut aussi rendre la transparence fiscale obligatoire, notamment pour éviter la fixation de prix de transfert abusifs ; les sommes versées par les compagnies minières, les recettes touchées par les gouvernements et les dépenses réalisées doivent être publiées. En outre, la relation fiscale entre le pays d'accueil de l'investissement et le centre offshore doit se fonder sur des règles équitables et des conventions d'échange d'informations à but fiscal conformes au standard de l'OCDE. Il doit en être de même pour la relation existant entre le centre offshore et le pays de l'investisseur. Il est souhaitable que le réseau de conventions fiscales, qui s'est considérablement densifié depuis deux ans avec les centres offshore, soit renforcé par de nouvelles conventions. Elles doivent prévoir l'échange d'information à but fiscal au standard OCDE et doivent être conclues entre les centres offshore et les pays africains accueillant des investissements extérieurs. Seuls cinq États africains (Afrique du Sud, Botswana, Ghana, Île Maurice, Seychelles) sont aujourd'hui membres du Forum mondial sur la transparence et l'échange de renseignements à des fins fiscales de l'OCDE10. De plus, un certain nombre de centres offshore servant de plaque tournante pour des investissements en Afrique (les Îles Vierges britanniques ou Hong Kong par exemple) ne disposent pas toujours des conventions bilatérales pertinentes qui permettraient un échange de renseignements effectif avec des États de l'Afrique subsaharienne. Les pays d'accueil des investissements doivent se doter de bases fiscales solides. C'est un impératif pour de nombreux États africains. Que ce soit au titre de l'impôt sur les sociétés ou sur les gains en capital sur des entreprises dans lesquelles investissent des fonds, les États devraient mettre en place des dispositifs d'assiette, de collecte et de contrôle fiscal et mieux encadrer les diverses exonérations fiscales conclues entre les autorités et les opérateurs. Ceci suppose également l'acquisition d'une d'expertise fiscale.

 

L'impératif de transparence et de traçabilité

L'utilisation par les fonds d'investissements basés dans des centres offshore pour investir dans des projets et des entreprises en Afrique participe à l'opacité qui touche les circuits financiers mondiaux. Instaurer davantage de transparence est un impératif éthique et de bonne gouvernance. Mais c'est aussi la première condition pour que le flux de capitaux extérieurs vers l'Afrique bénéficie réellement au développement des pays sans pour autant démotiver les opérateurs. Cette exigence de transparence concerne tous les acteurs publics de l'investissement : à la fois les États qui accueillent les investissements et les centres financiers offshore qui souvent les portent. La communauté internationale attend d'eux – en particulier ceux touchés par le trafic de drogue – qu'ils se mettent rapidement en conformité avec les recommandations du GAFI en ce qui concerne la lutte contre le blanchiment d'argent. Il s'agit d'éviter toute pollution du capital-investissement. Transparence aussi pour les opérateurs, les investisseurs et les bénéficiaires réels – dont l'identité doit être connue des autorités fiscales (dans le cadre des pays adhérents au standard de l'OCDE) et des organismes dédiés à la lutte contre le blanchiment. Des initiatives pour plus de transparence dans le secteur minier et pétrolier sont également attendues, les entreprises s'engageant à publier leurs résultats pays par pays, les impôts qu'elles payent sur place (notamment l'impôt sur les bénéfices), les dividendes versés par une filiale. L'implication internationale croissante vise à favoriser les bonnes pratiques de gouvernance à l'image de l'Initiative pour la transparence dans les industries extractives (ITIE)11, principal outil utilisé ces dernières années pour promouvoir dans les pays producteurs une meilleure gouvernance des revenus tirés de l'exploitation des ressources naturelles. Pour promouvoir le développement durable du secteur – à la fois économique, social et environnemental –, l'Afrique doit mettre en place des pratiques de bonne gouvernance au niveau national, régional, voire international.

 

1 Le “consensus de Washington” est un ensemble de mesures standard appliquées aux économies mises en difficulté par leur dette, conçu par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, qui prône, entre autres, la libéralisation financière, des échanges, la dérégulation des marchés, la privatisation des entreprises publiques.
2 Le terme offshore est utilisé pour désigner la création d'une entité juridique dans un autre pays que celui où se déroule l'activité, afin d'optimiser la fiscalité (paradis fiscal) ou la gestion financière des capitaux.
3 Les hedge funds se sont très fortement développés à partir du milieu des années 1990. Ces fonds, qui attirent des investisseurs fortunés, pratiquent la gestion active de portefeuille. C'est un métier peu régulé : les hedge funds se développent dans les zones dites “offshore”.
4 Le shadow banking est une activité de banque, menée par des entités qui ne reçoivent pas de dépôts et, à ce titre, ne sont pas régulées en tant que banques. 5 La recherche de l'effet de levier (leverage en anglais) consiste à emprunter des liquidités pour augmenter la taille effective du portefeuille (constitué au départ seulement des fonds apportés par les investisseurs).
6 La gamme de services offerte en toute confidentialité par les banques offshore comprend l'ensemble des dépôts, les transferts, les facilités de crédit, la gestion des investissements.
7 Les juridictions non coopératives sont les territoires qui n'appliquent pas les standards agréés au  niveau international en termes de transparence et d'échange de renseignements fiscaux et financiers. 8 Le Groupe d'action financière est un organisme intergouvernemental qui a pour mission de développer et de promouvoir des politiques nationales et internationales de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.
9 Le Conseil de stabilité financière est un groupe économique informel créé lors de la réunion du G20 à Londres en avril 2009. Ses objectifs relèvent de la coopération dans le domaine de la supervision et de la surveillance des institutions financières.
10 Depuis 2000, le Forum mondial sur la transparence et l'échange de renseignements à des fins fiscales, au sein duquel travaillent plus de 90 juridictions, est chargé de la surveillance et de l'examen de la mise en oeuvre des standards en matière de transparence et d'échange de renseignements en matière fiscale.
11 L'ITIE est une coalition d'États, d'entreprises, de groupes de la société civile, d'investisseurs et d'organisations internationales.

François d'Aubert

Magistrat à la Cour des comptes

Parcours

Magistrat à la Cour des comptes, ancien député, ministre du Budget et de la Recherche, ancien maire de Laval (Mayenne, France) et président de la Cité des sciences et de l'industrie, François d'Aubert est depuis septembre 2009 délégué général à la lutte contre les paradis fiscaux et président du groupe d'examen par les pairs du Forum mondial sur la transparence et l'échange de renseignements chargé de lutter contre la fraude fiscale en coopération avec l'OCDE.