
Au début des années 1980, les gouvernements d’Amérique latine ont abandonné la production directe de logements publics au profit d’une logique de marché. Ils ont alors largement subventionné les promoteurs privés et les prêteurs hypothécaires pour qu’ils répondent aux besoins des ménages modestes. Cette stratégie n’a pas eu les résultats escomptés, comme l’illustre le cas mexicain. Aujourd’hui, de nouvelles initiatives entrepreneuriales émergent et offrent des perspectives prometteuses pour atteindre les marchés de masse.
Face aux défis de l’urbanisation galopante et de la prolifération des bidonvilles, les gouvernements d’Amérique latine ont d’abord fait le choix de développer et financer directement des projets immobiliers. De grands organismes gouvernementaux ont engagé des promoteurs privés pour construire ces projets et ont prélevé des taxes sur les salariés du secteur formel pour les financer. Ces organismes cumulaient souvent le rôle d’agence de financement du logement et de fond de pension afin de constituer de l’épargne à long terme pour financer les prêts hypothécaires. Cependant, ces systèmes publics n’ont réussi à produire que très peu de logements, de qualité inégale, et souvent dépourvus des services urbains de base et de titre de propriété foncière. Leurs prix étaient de plus élevés, les constructeurs n’étant guère incités à réduire leurs coûts. Favoritisme et appartenance politique ont fortement influé sur le choix des constructeurs et des ménages bénéficiaires. Les familles remboursaient au final une part infime du coût réel de production de leurs logements. Les résultats de ces politiques étant très mitigés, les gouvernements se sont alors tournés vers des solutions moins onéreuses, comme la réhabilitation des bidonvilles.
La transition vers un marché du logement
L’échec de ces politiques, tout comme le basculement général vers l’économie de marché du début des années 1980, ont conduit les principaux bailleurs et les États d’Amérique latine à abandonner la construction directe de logements au profit d’une logique de marché. La Banque mondiale liste, dans un document fondateur, les sept principaux instruments facilitant l’émergence d’un marché du logement (Mayo et Angel, 1993). Elle préconise notamment de renforcer les droits de propriété, de développer le financement hypothécaire et de rationaliser les subventions. Elle prône également le développement d’infrastructures pour les terrains résidentiels, la réglementation du foncier et de la construction, une meilleure organisation du secteur du bâtiment et la création d’un cadre institutionnel national dédié à la gestion du secteur du logement.
Cette stratégie de marché a eu des résultats assez inégaux. La majorité des gouvernements d’Amérique latine ont abandonné les prêts hypothécaires à taux bonifiés au profit d’un système de subventionnement direct des ménages, plus transparent et quantifiable. Cette méthode de financement ¹ consiste généralement à accorder aux ménages une subvention pour acheter un nouveau logement, qu’ils doivent compléter par un prêt hypothécaire à taux de marché et un apport personnel. Il s’agit en quelque sorte d’un « bon » que les ménages peuvent utiliser pour choisir librement un logement. Le succès de ce système de subventionnement direct au Chili a incité de nombreux autres gouvernements de la région à l’adopter. Mais, la plupart des gouvernements latino-américains n’avaient pas la capacité administrative et de mobilisation financière du Chili. Nombre d’entre eux ont choisi la voie de la facilité en attribuant les financements aux promoteurs immobiliers et aux institutions financières plutôt qu’aux ménages. Les promoteurs et les établissements de crédit immobilier pouvaient à la fois choisir l’emplacement et le type d’habitat, mais aussi les acheteurs des logements. Cette approche axée sur l’offre a fait apparaître partout en Amérique latine un habitat minuscule, stéréotypé, dans des quartiers isolés en grande périphérie des villes. Elle a aussi permis à de grandes entreprises du bâtiment et du financement immobilier de bénéficier de subventions conséquentes. Enfin, elle a essentiellement profité à la classe moyenne supérieure. En effet, à quelques exceptions près, seuls les ménages faisant partie des 20 – 40 % des plus riches d’Amérique latine ont pu accéder à logements neufs subventionnés (Ruprah, 2010). Ces politiques ont par ailleurs créé un boom sur le marché secondaire du financement immobilier².
Le cas du Mexique de 2000 à 2012
Le gouvernement mexicain a introduit la logique de marché dans le secteur du logement au début du mandat du président Fox en 2000. D’importantes réformes ont été engagées à cette période. La Commission Nationale du Logement (CONAFOVI) a été fondée pour coordonner les efforts du secteur. La Société Fédérale Hypothécaire (SHF) a été créée pour favoriser la liquidité du marché hypothécaire secondaire. Le Fonds mexicain pour le logement des travailleurs (INFONAVIT), alors en difficulté, a par ailleurs été transformé en profondeur. Ce fonds, qui perçoit 5 % des salaires des travailleurs du secteur privé formel, fournit une large gamme de produits hypothécaires – ce qui en fait le premier établissement public de crédit immobilier du pays. Des établissements de crédit hypothécaire, appelés initialement SOFOLES, sont également apparus à cette période. INFONAVIT et SHF ont progressivement adopté le système de subventionnement direct des ménages tout en laissant le pouvoir de décision du côté de l’offre. Ces institutions et les six principaux promoteurs immobiliers du pays (Consorcio ARA, Casas GEO, Consorcio Hogar, Homex, SARE, Urbi) ont fini par contrôler le marché. Pour pouvoir bénéficier des financements d’INFONAVIT et acheter un logement, les ménages devaient accepter que le choix du type de logement et de son emplacement leur échappe tout en étant obligés de contracter un prêt hypothécaire.
De fait, le nombre de prêts accordés a augmenté de façon spectaculaire : d’environ 350 000 par an en 2000 à 700 000 à la fin du mandat du président Fox en 2006 – soit l’équivalent du nombre de nouveaux ménages (Figure).
Cette augmentation des crédits hypothécaires a d’abord semblé un grand succès. Mais, les failles du système sont apparues rapidement – au-delà du fait que 40 % des mexicains, des travailleurs du secteur informel, en sont exclus (Memoria, Congreso Nacional de Vivienda, 2013). Plus de deux tiers des crédits hypothécaires ont en fait servi à financer les principaux promoteurs du Mexique pour construire d’immenses quartiers en grande périphérie des villes. Ce développement rapide a fait apparaitre des zones tentaculaires de faible densité, éloignées des lieux de travail et des services urbains. Pour diverses raisons – notamment le coût élevé des transports, le manque de services de base ou l’isolement social –, un ménage mexicains sur cinq a laissé sa propriété vacante ou temporairement inoccupée. Les promoteurs se sont retrouvés avec des pans entiers de logements invendus tout en acquérant du foncier bien au-delà de leurs besoins, mettant à profit le système opaque de propriété foncière communale et rurale (ejido). Cela a ainsi considérablement réduit l’accès à la propriété d’une moitié de la population, exclue des systèmes de financement et de développement formels. Enfin, même si le nouveau système de prêts bancaires semble avoir bien fonctionné de 2000 à 2007, la crise financière de 2008 a entraîné l’accroissement des arriérés et la faillite de nombreux établissements de crédit (SOFOLES). Depuis 2007, le Mexique a commencé à reconnaître les limites de cette politique et a abandonné la construction de logements en périphérie des villes pour se tourner vers la densification urbaine, l’édification de bâtiments plus hauts et une meilleure réglementation du secteur locatif.
Développer les marchés pour les masses
Un troisième paradigme en matière d’habitat et de développement urbain émerge aujourd’hui en Amérique latine (Ferguson et alii, 2014). L’augmentation des revenus des ménages ouvre de nouvelles opportunités sur le marché du logement abordable. La nouvelle classe moyenne inférieure urbaine représente près de deux milliards d’individus. D’ici 2030, elle devrait atteindre 4,9 milliards de personnes sur une population mondiale totale estimée à 8 milliards. Cette classe moyenne mais aussi de nombreuses familles à faibles revenus ont maintenant les moyens de s’offrir un logement au prix du marché. Le marché du logement abordable comprend plusieurs segments distincts qui reflètent la grande variété des conditions de vie et de revenus des populations du bas de la pyramide. Secteur public et secteur privé doivent collaborer pour développer des produits différenciés adaptés à la diversité de cette demande.
De grandes entreprises commencent à voir l’intérêt du logement abordable dans les économies émergentes. Les fabricants de matériaux de construction, les chaînes de distribution et la nouvelle génération de promoteurs de logement abordable constituent une formidable plateforme pour atteindre les marchés de masse. Des méthodes de gestion modernes, en particulier l’approche de la « chaîne de valeur », contribuent activement à organiser, rationaliser et réduire les coûts de production pour les ménages à revenus faibles et moyens (Ferguson, 2008 ; Schmidt et Budinich, 2006). Le Mexique présente plusieurs exemples emblématiques de ce nouvel entrepreneuriat dans le secteur du logement (Encadré).
L’entrepreneuriat dans le secteur du logement abordable au Mexique
Echale a tu Casa est un programme d’auto-production de logements à destination des populations pauvres des régions rurales du Mexique. Les communautés participantes, regroupées en groupe de 100 familles, bénéficient d’une formation et d’un accompagnement technique durant tout le processus de production et de construction. Une unité de production – notamment des machines de fabrication de briques ECO-Block – est mise à leur disposition. Cette méthode d’auto-construction permet de considérablement baisser les prix : une maison de 44 m² coûte 8 100 dollars contre 18 000 dollars – pour une maison construite par un promoteur. Les constructions ECO-Block utilisent en outre beaucoup moins d’énergie et génèrent moins de pollution que les bâtiments en ciment. L’agence fédérale du logement (CONAVI) octroie des crédits hypothécaires au programme « Echale » à un taux de 11 % par an ; celui-ci consent à son tour des prêts aux ménages à un taux de 31 % par an sur une durée de 5 à 10 ans. Le Fonds mexicain pour le logement des travailleurs (INFONAVIT) envisage une collaboration avec Echale pour accroître la production.
Patrimonio Hoy est un programme lancé par le cimentier mexicain Cemex pour aider les familles à faibles revenus à construire ou à agrandir leurs maisons. Les familles sont regroupées par groupes de trois et s’engagent à suivre un programme d’épargne sur une durée de 70 semaines. Patrimonio Hoy octroie à ces familles un microcrédit sous forme de matériaux de construction au taux effectif de 16 % par an, bien en dessous du taux des microcrédits et des crédits à la consommation en vigueur au Mexique. Il apporte également une assistance technique à la conception du projet et établit un programme de construction et de livraison. Ces pratiques permettent de réduire de plus de 60 % le temps nécessaire à la construction et génère jusqu’à 35 % d’économies pour les bénéficiaires du programme. Cemex embauche des « promoteurs » locaux (98 % de femmes) pour commercialiser le programme, sélectionner les clients potentiels et résoudre les problèmes de communication et de paiement. De 2001 à 2011, le programme a aidé 250 000 foyers mexicains à agrandir leurs maisons. Le programme est rentable pour Cemex grâce à la vente de ciment, mais aussi une marge appliquée sur d’autres matériaux de construction, des droits d’adhésion et les intérêts du microcrédit. Cemex a élargi son programme à d’autres pays d’Amérique latine. D’autres cimentiers tels que Lafarge et des fabricants de matériaux de construction expérimentent des initiatives similaires dans de nombreux pays.
Cette première génération d’initiatives offre de nouvelles voies pour développer le marché du logement abordable (Samaranayake et alii, 2011). Elle montre que le logement abordable considéré dans une logique de marché est radicalement différent d’un modèle traditionnel de financement hypothécaire et de production de nouveaux projets immobiliers. Pour en exploiter tout son potentiel, il faut réaliser des études de marché minutieuses et mettre en place des projets pilotes avant le développement à grande échelle. De nouvelles entreprises devraient être créées plutôt que d’en appeler aux services de structures existantes. Il faut éviter des modèles économiques conventionnels. Il est aussi indispensable que les différentes parties prenantes travaillent ensemble pour développer des produits et services adaptés aux divers segments de la base de la pyramide.
Dans ce contexte, le rôle essentiel que doit jouer l’État pour favoriser le secteur du logement abordable est de mettre à disposition des terrains urbains viabilisés. À cet égard, la Thaïlande offre un exemple réussi (Encadré 2). Les gouvernements peuvent avoir un très fort effet de levier sur les prix et l’accessibilité des terrains. Pour concilier les intérêts des propriétaires fonciers, des ménages, du secteur de la construction sans oublier ceux des collectivités elles-mêmes, il faut une stratégie pluridimensionnelle solide qui fait généralement défaut en Amérique latine.
La clé du succès est de permettre aux foyers à faibles et moyens revenus de faire entendre leurs voix, d’accéder à l’information et de faire valoir leurs choix. Pour progresser dans cette voie, il faut développer une infrastructure institutionnelle publique-privée capable de développer des solutions d’habitat adaptées aux nombreux segments de marché situés au bas de la pyramide.
Participation communautaire à la réhabilitation des bidonvilles en Thaïlande
Le Community Organizations Development Institute (CODI) financé par le gouvernement thaïlandais organise les communautés des bidonvilles, accorde des prêts à des groupes de 100 ménages pour acheter du terrain, assure la création d’un réseau routier et l’accès à des services de base – en plus de construire des logements. Le CODI a amélioré la vie de 90 000 familles thaïlandaises dont le niveau de revenu mensuel est compris entre 333 et 666 dollars (petits vendeurs, chauffeurs de taxi, journaliers, etc.). Le CODI aide les coopératives à négocier l’achat du foncier auprès de privés ou des baux à long terme avec des organismes publics. La coopérative gère ensuite les décaissements et les remboursements, en calculant le montant du prêt au prorata de chaque famille et en veillant à la mise en place du processus de réhabilitation. Les projets de logement doivent être approuvés par les autorités locales et répondre aux normes de qualité. Ce programme a conduit à la création de réseaux d’organisations communautaires partout en Thaïlande. Des programmes similaires existent dans d’autres pays d’Asie. A titre de comparaison, la réhabilitation des bidonvilles en Amérique latine dépend habituellement de l’initiative d’agences gouvernementales, ce qui entraine des coûts élevés par ménage, un recouvrement très faible des fonds investis et un rythme de réhabilitation toujours moins rapide que la constitution de nouveaux bidonvilles.
Notes de bas de page :
¹ Ces financements étaient souvent appelées, en espagnol, programmes ABC – ces initiales correspondant aux termes « épargne» (Ahorro), « subvention » (Bono) et « prêt » (Credito).
² Le marché secondaire permet de financer et de garantir les institutions de premier niveau qui octroient des prêts immobiliers aux ménages.
Références / Ferguson, B., Smets, P., Mason, D., 2014. The New Political Economy of Affordable Housing Finance and Urban Development. In Bredenoord, J., Van Lindert, P. et Smets, P. (ed.). Affordable Housing in the Urban Global South. Seeking Sustainable Solutions. Londres : Routledge/Earthscan. // Ferguson, B., 2008. A value chain framework for affordable housing in emerging countries. Global Urban Development Magazine, volume 4, n°2. // Mayo, S.K., Aangel, S., 1993. Housing: Enabling Markets to Work. Washington : Banque mondiale. // Ruprah, I.J., 2010. Do Social Housing Programs Increase Poverty? An Empirical Analysis of Shelter Induced Poverty in Latin America. Washington : Evaluation Department of the Inter-American Development Bank. // Samaranayake, S., Budinich, V., Kayser, O., 2011. Access to housing at the base of the Pyramid. Arlington : Ashoka. // Schmidt, S., Budinich, V., 2006. Housing the Poor by Engaging the Private and Citizen Sectors: Social Innovations and “Hybrid Value Chains”. Arlington : Ashoka.
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