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Pour asseoir sa crédibilité, l’entrepreneuriat social doit définir les principes fondamentaux qui régissent ses pratiques et mesurer objectivement ses résultats. La mesure des performances sociales – en particulier à travers l’analyse des pratiques managériales – est particulièrement adaptée aux entreprises sociales. La conception d’outils standardisés, répondant aux spécificités du secteur, est un enjeu actuel majeur.

Les entreprises à vocation sociale ou le social business suscitent un vif engouement parmi les fondations d’entreprises, les multinationales, les fonds d’investissement, la presse, les décideurs politiques et les ONG. L’entrepreneuriat social est un mouvement visant à mettre en oeuvre des solutions concrètes, innovantes et pérennes répondant à des problèmes sociaux – allant de l’accès à l’énergie renouvelable dans les zones non ou peu desservies par les réseaux d’électricité à la lutte contre la malnutrition infantile. Toutefois, la manière d’atteindre ces résultats fait débat. De nombreux acteurs – dans la lignée de Muhammad Yunus, théoricien du « pas de pertes, pas de dividendes » –, affirment qu’il s’agit de prioriser les objectifs sociaux sur les objectifs financiers. D’autres pensent qu’il suffit de mettre ces objectifs sur le même plan, voire qu’il importe surtout d’avoir fixé ces finalités de développement et de rentabilité. Pour tous, la mesure des réalisations sociales représente un enjeu crucial ; elle est en effet indispensable pour reporter et renforcer l’impact de ces organisations sur les problématiques sociales ou environnementales auxquelles elles s’attaquent. L’absence d’une identification claire des résultats met en danger la crédibilité de ces démarches et la justification même de ces entreprises sociales.

LA NÉCESSITÉ ET LA NATURE DE LA MESURE

Le secteur de la microfinance est devenu populaire pour sa capacité à lutter contre la pauvreté en permettant à des petits entrepreneurs, souvent informels et jusqu’alors exclus du système financier, de s’émanciper par leurs propres moyens. L’afflux de financements publics vers ce secteur jeune et prometteur a engendré sa rapide commercialisation, et des comportements parfois éloignés de sa finalité initiale : privatisation d’argent public ; augmentation des montants et des taux des crédits ; surendettement de clients, etc. La lutte contre la pauvreté a peu à peu été remplacée par la notion d’inclusion financière, souvent au détriment des bénéficiaires les plus pauvres. L’exemple de la microfinance a montré les risques de dérives qui pèsent sur un secteur qui, se réclamant d’une double finalité sociale et économique, n’aurait pas défini à temps les principes fondamentaux qui encadrent ses pratiques. C’est dire l’importance de bâtir des critères clairs d’évaluation extra-financière de l’entrepreneuriat social et de définir les pratiques qui pourront assurer la réalisation des objectifs sociaux. Si la mesure de l’action des organisations est indispensable, il faut commencer par définir clairement sa finalité : veut-on en effet vérifier les effets de la vente de lampes solaires à des populations pauvres, par exemple, ou bien recherche-t-on plutôt des indicateurs de pilotage – auquel cas on s’intéressera davantage à la « performance sociale », c’est-à-dire aux pratiques managériales en place ? Car il est important de bien distinguer deux niveaux d’analyse : la mesure d’impact social et la mesure des performances sociales – qui est certainement plus opérationnelle et plus adaptée aux entreprises sociales.

Il est important de bien distinguer deux niveaux d’analyse : la mesure d’impact social et la mesure des performances sociales.

Dans la mesure de la performance sociale, on vérifie en effet que l’organisation se donne les moyens de réaliser dans la durée son projet social, à travers l’analyse de la mission et la revue des politiques et procédures en place. On interroge ainsi la clarté, la cohérence et la pertinence de la « théorie du changement » (Theory of change chez les anglo-saxons), c’est-à-dire l’identification des changements attendus et la manière dont on pense que le changement va se produire à partir des actions prévues de l’organisation. On s’assure ainsi que chacun des premiers maillons de la chaîne d’impact, de l’intention aux réalisations, est bien noué (FIGURE ). La mesure des performances sociales est concrète, directement sous la responsabilité de l’organisation et permet aux instances stratégiques et aux partenaires de prendre des décisions opérationnelles, de renforcer les pratiques et éventuellement de les réajuster en cas de dérive. À partir de ce cadre, il est alors possible d’identifier des indicateurs clés de suivi des résultats (profil des bénéficiaires, gouvernance partagée, satisfaction, taux d’adoption des produits, qualité, etc.) qui permettent un reporting régulier et pertinent des effets. La mesure d’impact s’intéresse, elle, aux changements pour les bénéficiaires finaux et cherche à les attribuer à l’action menée par l’entreprise sociale (ENCADRÉ ). Lorsque l’on veut se concentrer sur l’évaluation quantitative des impacts de l’activité d’une entreprise sociale, on se confronte à la question complexe de l’attribution des changements observés. Par exemple, si les revenus des producteurs ont augmenté, est-ce dû à l’action de l’entreprise sociale agroalimentaire à laquelle ils fournissent leur production, ou à une amélioration générale de l’économie locale ? Quoi qu’il en soit, la mesure d’impact, lourde en termes de protocole d’enquête, se fera de manière occasionnelle, avec généralement un appui financier extérieur et le recours à des experts. Reste cependant dans les mains d’une organisation sociale la mesure et le suivi des résultats et des changements observés au travers d’indicateurs qui lui permettent de s’assurer de la mise en oeuvre effective de sa théorie du changement : par exemple, le nombre de lampes solaires vendues, le profil des bénéficiaires, leur niveau de satisfaction, etc. Enfin, ces processus peuvent ensuite être vérifiés, à l’image des pratiques en microfinance, par des agences de notation qui pourront évaluer de manière systématique et indépendante la mise en oeuvre de la mission sociale d’une organisation. La vérification extérieure permet de crédibiliser les démarches internes et de communiquer auprès de partenaires.

LA STANDARDISATION, UN PROCESSUS DEMANDANT UNE CERTAINE MATURITÉ

Dans ce processus de mesure, une question qui revient souvent est celle de la comparabilité. Comment les résultats d’une organisation se comparent à ceux d’une autre ou à la moyenne d’un groupe de pairs (même finalité, même structure, même  contexte par exemple) ? Pour y parvenir, il est nécessaire de standardiser les méthodes et les indicateurs de suivi. L’idée est de pouvoir comparer des effets entre organisations, mais surtout d’apporter, à travers la maturité d’un secteur et le partage d’expériences, un langage commun qui rende intelligible une base de bonnes pratiques. La standardisation permet de brosser un tableau complet des pratiques dans toutes leurs composantes puis d’identifier une mesure pertinente des résultats, adaptée au projet spécifique. L’organisation peut alors se situer par rapport aux benchmarks du secteur, réduire le poids de son reporting et communiquer de manière directement intelligible et harmonisée auprès des bailleurs et des partenaires extérieurs. Le travail de la Social Performance Task Force – qui a défini avec les acteurs de la microfinance les « normes universelles de gestion de la performance sociale » – est dans ce sens exemplaire.

Il est nécessaire de standardiser les méthodes et les indicateurs de suivi.

Le secteur de la microfinance a développé en une dizaine d’années d’échanges d’expériences et de collaboration entre praticiens ces « normes universelles » et un outil d’évaluation standardisé (SPI4). La microfinance atteste ainsi de l’intérêt de ces approches pour pousser les organisations à améliorer leurs propres pratiques sociales et définir des outils de suivi spécifiques – notamment en pilotant leurs activités et leurs résultats à partir de tableaux de bord sociaux partagés avec leurs équipes et leur conseil d’administration. Les « normes universelles » constituent en effet à la fois un guide de bonnes pratiques et un cadre d’évaluation.    

LES MÉTHODOLOGIES D’IMPACT

Certaines méthodologies d’impact sont essentiellement quantitatives ; elles comparent statistiquement les caractéristiques d’un groupe représentatif de bénéficiaires avec un groupe de contrôle, constitué de personnes dont on estime que « la seule différence en moyenne » est de n’avoir pas été exposées à l’action de l’organisation. On distingue les méthodes « quasi expérimentales » (construction ex post du groupe de contrôle) et les méthodes expérimentales ou « Random Control Trial » (RCT) construisant ex ante un contre-factuel (tirage au sort des clients qui bénéficieront, ou non, des actions de l’organisation). Les méthodes qualitatives, elles, s’appuient sur des modes d’échantillonnage privilégiant la diversité plutôt que la représentativité, des protocoles d’enquêtes anthropologiques ou sociologiques (entretiens, observations, triangulation des informations) pour analyser des trajectoires de vie, des jeux d’acteurs ou des systèmes socio-économiques complexes. On trouve, enfin, des méthodes hybrides entre quantitatif et qualitatif ; pour établir une relation causale, elles combinent des procédés quasi expérimentaux avec des techniques qualitatives (Bédécarrats, 2012).

 

 

UN EXEMPLE D’OUTIL CONCRET POUR L’ENTREPRENEURIAT SOCIAL : LA GRILLE SBS DE CERISE

La popularité du social business et de « l’investissement à impact » a conduit au développement progressif de plusieurs démarches et outils d’accompagnement des entreprises sociales. Le Guide pratique de la mesure et de la gestion de l’impact (EVPA, 2015) propose par exemple un processus en cinq étapes pour l’intégration de mesure des résultats au sein de l’organisation de sorte que le suivi de l’impact fasse partie intégrante du processus de gestion (pour l’organisation) ou d’investissement (pour le financeur). La grille d’évaluation des capacités managériales des organisations sociales développée par McKinsey1 permet, elle, d’obtenir un relevé des capacités managériales d’une organisation pour définir les améliorations à apporter. En se basant sur les enseignements du secteur de la microfinance et l’expérience concrète d’entreprises sociales, l’association CERISE propose une grille d’analyse spécifique au social business : la « Scorecard des Business Sociaux » (SBS2). Cet outil – bâti de manière itérative ces trois dernières années par CERISE et le groupe de travail qu’elle anime3 – se donne pour objectif de décrire les spécificités du secteur et de renforcer la mesure et la gestion des performances sociales des entreprises sociales. Il fonctionne autour de sept dimensions déclinées en une cinquantaine de pratiques managériales (ENCADRÉ ). Standardisé, cet outil facilite l’évaluation des performances sociales, l’orientation stratégique et opérationnelle et la mise en place de plans d’amélioration des pratiques managériales. Début 2015, la grille a été utilisée par 12 organisations dans six pays sur trois continents – notamment grâce au soutien de l’Agence française de développement et au travail de CERISE et de ses partenaires. L’outil a servi par exemple à une ONG de développement au Togo qui intervient dans la lutte contre la pauvreté en zone rurale. Trois programmes y sont en place : des formations aux petits producteurs visant à l’amélioration des rendements agricoles ; l’implantation et la gestion de centres de soins de proximité ; l’offre d’un fonds mutuel de santé qui rembourse les dépenses de soins à hauteur de 75 %. L’agriculteur bénéficiaire de l’ONG peut donc se faire soigner plus tôt, pendant toute l’année et ainsi maximiser le temps qu’il peut consacrer à ses cultures et donc à générer des revenus.    

LA « SCORECARD DES BUSINESS SOCIAUX » (SBS)

La grille SBS est un outil qui repose sur sept dimensions – les « 7P ». Le projet doit présenter une vision claire et partagée des objectifs sociaux et économiques de l’organisation. Le public doit être prioritairement une cible vulnérable, pauvre et/ou exclue (clients,  fournisseurs et/ou salariés) et les produits et services sont adaptés pour répondre à des besoins essentiels et réduire des inégalités. Les politiques de ressources humaines et les pratiques sociales garantissent un traitement responsable des employés et des prestataires clés. Les principes éthiques sont basés sur la responsabilité de l’organisation envers l’environnement et la communauté. La pérennité et le profit sont recherchés, en toute transparence, tant qu’ils bénéficient à la mission sociale. Enfin, le cas échéant, les partenariats apportent le support technique essentiel qui garantit la solidité du modèle. La grille décline ces sept points autour d’une cinquantaine de pratiques managériales qui définissent ainsi différents profils d’organisations. Elle se remplit à travers un travail d’analyse documentaire et d’entretiens avec les équipes de l’organisation et ses partenaires (prestataires, fournisseurs, financeurs, clients, etc.).     Mais une analyse fine du public bénéficiant effectivement de ces services a montré l’absence d’information garantissant la réalisation de la continuité des trois services. La mutuelle de santé, par exemple, en tant que produit nouveau, innovant et mal compris dans le contexte local, attire davantage des commerçants et des professeurs que des agriculteurs. Suite à cette analyse, l’ONG a décidé de systématiser le suivi de quelques indicateurs afin de vérifier son ciblage et d’adapter les modes de promotion de ses produits en fonction du profil des personnes à toucher. L’outil peut aussi aider à renforcer la politique de ressources humaines pour consolider le projet social. Ce fut le cas pour une entreprise sociale malgache qui s’appuie sur un réseau de femmes prestataires pour distribuer des produits alimentaires destinés à lutter contre la malnutrition infantile. L’analyse montre que l’importance du rôle de ces femmes est sous-estimée. Le travail, difficile, est peu rémunéré et n’offre aucune protection sociale. Les distributrices, bien qu’elles soient le visage de l’entreprise auprès de ses clients, n’ont que peu conscience de la spécificité du projet auquel elles participent. Elles ne restent pas longtemps et l’entreprise doit sans cesse former de nouvelles personnes. Cette situation a évolué suite à la présentation des résultats de l’analyse à la direction de l’entreprise. Le système de contrat de prestation rémunéré uniquement sur les ventes a été remplacé, au profit du salariat (assorti d’avantages sociaux et de formations). Cette décision stratégique représente un investissement important pour l’organisation, qui a reculé dans le temps le moment où elle prévoit d’atteindre son équilibre économique pour renforcer ses ressources humaines. L’entreprise a observé à la suite de  ces changements un meilleur niveau de satisfaction des animatrices, la réduction du turnover et l’amélioration du message délivré aux bénéficiaires.

Les entreprises sociales ont besoin de mesurer et suivre leurs pratiques pour piloter des projets innovants et socialement ambitieux (...) et pour être sûres d’aller dans la bonne direction.

Les entreprises sociales ont besoin de mesurer et suivre leurs pratiques pour piloter des projets innovants et socialement ambitieux – qui nécessitent à la fois clarté et transparence – et pour être sûres d’aller dans la bonne direction. La mesure d’impact est lourde et complexe et les entreprises sociales peuvent souffrir de cet exercice. Déplacer l’analyse de la chaîne d’impact en se focalisant plutôt sur l’évaluation des réalisations que sur les changements attribués à l’organisation permet la production d’informations plus directes et opérationnelles. L’exemple de la microfinance suggère qu’il est possible de s’intéresser directement aux pratiques managériales des entreprises sociales. En initiant un partage des bonnes pratiques de gestion et de gouvernance, en identifiant les outils qui permettront une mesure utile au pilotage et au reporting externe, en se focalisant sur l’efficacité à la fois financière, économique et sociale de ces démarches pour assurer sa propre solidité et crédibilité, le secteur de l’entrepreneuriat social pourrait sans doute gagner plusieurs années et éviter une crise d’adolescence que de trop nombreux observateurs pressentent déjà. Car après tout, la gestion de la performance sociale ne propose rien de plus que de bâtir la chaîne d’impact en commençant par le début (les intentions sociales) plutôt qu’en partant de la fin (l’impact sur les bénéficiaires), ce qui en soi est sans aucun doute une preuve de maturité.

 

1 Pour plus d’informations sur cette grille, voir : http://mckinseyonsociety.com/ocat/what-is-the-ocat/
2 La grille SBS, accompagnée de guides d’utilisation et de témoignages d’entrepreneurs sociaux ayant entamé une démarche de mesure et d’amélioration de la performance, est en accès libre sur le site www.cerise-sb.org.
3 Les membres du groupe de travail sont le CIDR, le GRET, l’IRAM, l’AIDR, Entrepreneurs du Monde, l’AFD, la Fondation Grameen Crédit Agricole, Investisseurs & Partenaires et Proparco.  

 

RÉFÉRENCES :
Bédécarrats, F., 2012. L’impact de la microfinance : un enjeu politique au prisme de ses controverses scientifiques, Mondes en développement, n° 158.
European Venture Philanthropy Association, 2015. Un guide pratique de la mesure et de la gestion de l’impact. Disponible sur Internet : http://www.avise.org/sites/default/files/atoms/files/evpa_guidemesure-impact_201506.pdf

Cécile Lapenu

Directrice exécutive
CERISE

Parcours

Cécile Lapenu dirige l’association CERISE depuis 2001. Elle a présidé en 2013 la Plateforme européenne de microfinance et siège au conseil d’administration de la Social Performance Task Force. Avant de rejoindre CERISE, elle était experte pour l’Institut international de recherche sur les politiques alimentaires (IFPRI) et pour le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD). Cécile est titulaire d’un doctorat en économie rurale.

Jon Sallé

Responsable de programmes
CERISE

Parcours

Jon Sallé est en charge du suivi des activités relatives au social business de Cerise : développement et diffusion des outils, audits et recommandations stratégiques. Auparavant, Jon a travaillé dans des start ups sociales oeuvrant « à la base de la pyramide » en Inde et aux Comores dans le secteur de l’énergie. Il a aussi été chargé d’investissement en microfinance. Franco-islandais, Jon est diplômé de l’École Centrale de Lyon et d’HEC Paris. CERISE et ses différents partenaires (AFD, AIDR, CIDR, Entrepreneurs du Monde, Fondation Grameen Crédit Agricole, GRET, I&P, IRAM, Proparco) ont élaboré une grille d’analyse ‘’Social Business’’. Quelle utilité ? Entretien avec Jon Sallé, responsable de programmes chez CERISE. 1 tribune  publiée pour le blog ID4D : Social business : "Intégrer dès maintenant la performance sociale pour bâtir un secteur solide"  (Cette tribune émane du numéro 23 de la revue Secteur Privé et Développement, réalisée par Proparco)

CERISE

Prestataire de services basée à Paris, l’association CERISE développe depuis 15 ans une expertise en microfinance, en entrepreneuriat social et en finance rurale. Elle intervient auprès d’organisations de terrain ou d’institutions qu’elle forme à la conduite d’audits sociaux, à l’analyse de résultats et à la définition de recommandations stratégiques. En outre, l’association capitalise l’expérience pratique de ses membres et partenaires et propose en libre accès études et outils opérationnels.

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