• logo linkedin
  • logo email
Les start-up du secteur financier, toujours plus nombreuses en Afrique, risquent de renforcer le phénomène de surendettement en accordant des crédits en ligne à leurs clients sans conduire au préalable une analyse de leur capacité de remboursement. Ces « prêteurs en ligne » doivent concevoir le risque de surendettement dans la perspective du client, et faire évoluer leurs algorithmes  pour prendre en compte cette réalité.

L’avènement des technologies numériques aurait permis, selon certaines études, de réduire de 80 à 90 % le coût de prestation de services financiers (McKinsey, 2016). L’Afrique prend la tête de cet essor de la technologie mobile, et les perspectives sont prometteuses (schéma ci-contre). Le nombre de fintechs – start-up alliant technologie et services financiers – augmente rapidement en Afrique (Mesropyan, 2016).

Celles qui offrent des « crédits numériques¹ » le font soit par l’octroi de crédits directement sur leur plateforme en ligne ou par téléphone mobile, ou indirectement en facilitant l’accès au crédit et en gérant le produit en aval. Ces entreprises proposent aux clients le crédit dont ils ont souvent le plus grand besoin à un coût plus compétitif que la concurrence. Elles tirent aussi parti de l’opportunité commerciale qui leur est offerte d’atteindre les clients les plus éloignés du marché et l’engouement pour le crédit en ligne qu’elles proposent risque d’attirer des prêteurs peu scrupuleux. Si les fintechs s’enrichissent alors que leurs clients peinent à rembourser, les défauts de paiement se multiplieront à long terme. Ces propositions de crédit émanant des fintechs pourraient fort bien conduire à une accélération du surendettement en Afrique.  

 

DES ALGORITHMES POUR ÉVALUER LE RISQUE LIÉ AU CRÉDIT

Certains aspects propres au crédit en ligne basé sur des algorithmes créent des risques nouveaux : le processus de prêt est très peu encadré, les montants prêtés ont tendance à augmenter rapidement, les prêts sont souvent accordés à court terme, les équipes support sont externalisées. De fait, plusieurs catégories de risques liées aux crédits numériques ont été identifiées (Rizzi et alii, 2017) : analyse limitée – voire inexistante – de la capacité d’endettement ; produits inadaptés aux besoins du client ; insuffisance du suivi ; renouvellements automatiques ; agressivité des politiques commerciales et du marketing ; conséquences disproportionnées d’un retard de paiement, pouvant enclencher une spirale d’endettement. Les méthodes alternatives d’évaluation du risque lié au crédit (credit scoring), qui reposent souvent sur des algorithmes élaborés pour prévoir la probabilité de remboursement, permettent l’inclusion d’emprunteurs dont le dossier de crédit est fragile, et qui auraient été écartés lors d’un processus d’évaluation classique. Un algorithme pourra certes prédire si l’institution sera ou non remboursée, mais il ne tient pas compte de la situation et des besoins du client, en particulier des sacrifices qu’il devra consentir pour s’acquitter de sa dette. Le surendettement ne se manifeste pas seulement par le défaut de paiement : il tient à l’ampleur des sacrifices que doit faire le client pour justement éviter ce défaut. Les algorithmes sont focalisés sur le prêteur, pas sur le client.

Les algorithmes calibrés de façon à réduire les coûts et les risques supportés par l’organisme de prêt ne prennent malheureusement pas assez en compte les risques encourus par les clients. S’ils sont effectivement conçus pour apprendre dans la durée et pour devenir, au fil du temps, des outils prévisionnels plus précis, cela se fait au détriment des clients initiaux, qui auront permis à l’algorithme d’affiner ses estimations. Ils auront en effet une probabilité plus élevée de subir un défaut (Ngigi, 2016).    

 

PRÊTS NUMÉRIQUES2 : LE DANGER DU SURENDETTEMENT

Un prêt bien pensé doit correspondre à une capacité de remboursement. Un prêt qui ne tient pas compte de la capacité du client à rembourser risque fort de le conduire droit à l’échec. Et même s’il parvient à rembourser à court terme – raison pour laquelle les taux de défaut restent assez bas –, il est actuellement impossible de connaître les difficultés auxquelles il fait face pour y parvenir. Pour assurer un bénéfice mutuel à long terme, pour les clients comme pour les prestataires, ces derniers devront renoncer à une définition unidimensionnelle du surendettement, qui accorde une importance démesurée au remboursement comme unique indicateur de l’endettement d’un client. Il faut au contraire évoluer vers des définitions du surendettement davantage centrées sur la perspective du client. En outre, le surendettement n’est pas un état stable. Lorsque les conditions de vie d’un client vulnérable évoluent, ses besoins et les défis auxquels il est confronté évoluent eux aussi. Un client ayant obtenu un crédit auprès d’un prêteur à un instant « T » peut brusquement ne plus être en mesure de le rembourser sans devoir faire des sacrifices démesurés. De fait, le surendettement se rattache aux différents enjeux de protection du client résumés dans les « Principes de la protection client³ ». Parmi eux, la prévention du surendettement requiert des efforts concertés de la part d’un vaste ensemble de parties prenantes. Les prestataires ont la responsabilité de s’assurer que leurs pratiques ne conduiront pas à une offre de crédit inadaptée, qui s’adresserait à des clients incapables de faire face à leurs obligations de remboursement. Parce qu’il suffit d’un seul prêteur irresponsable en matière de surendettement pour affecter négativement des clients, il est essentiel de faire évoluer la réglementation qui régit la protection du consommateur de produits financiers. Elle doit impérativement encadrer les pratiques de ceux des prêteurs numériques qui, en l’absence de règles, ne s’embarrasseraient pas de scrupules.

 

DES PRÊTEURS EN LIGNE RESPONSABLES

Le surendettement doit donc être remis dans la perspective du client. Un prêteur responsable se demandera si son client peut se permettre de contracter cet emprunt, s’il est en mesure de le rembourser, au prix de quels sacrifices. Il essaiera de savoir si la capacité de remboursement est soutenable, ou s’il existe un risque qu’il ne puisse plus jamais redevenir emprunteur par la suite – ce qui serait préjudiciable au client comme au prêteur. C’est donc en adoptant une démarche davantage centrée sur le client que les prêteurs en ligne comprendront mieux le risque de surendettement. Les algorithmes vont devoir évoluer pour prendre en compte ces réalités. Les investisseurs, de leur côté, peuvent et doivent user de leur influence pour inciter aux bonnes pratiques les prêteurs en ligne, comme ils l’ont fait pour leurs prédécesseurs traditionnels. Un investisseur peut ainsi « récompenser » les prêteurs qui conçoivent et proposent des produits adaptés, qui font preuve de transparence dans leurs conditions générales de crédit, qui expliquent aux clients les risques du surendettement, adoptent des pratiques équitables et responsables pendant la période de remboursement, et apportent leur soutien aux emprunteurs désireux de rembourser, mais qui ne sont pas en mesure de le faire. Les prestataires de services numériques peuvent employer, pour sensibiliser et informer leurs clients, les mêmes vecteurs de technologie que ceux qu’ils utilisent pour fournir les produits. Un client bien informé est davantage à même de se protéger, pour ne pas être victime de prêteurs- prédateurs. Par ailleurs, la situation des clients évolue. Les prêteurs en ligne doivent donc développer des outils permettant de suivre, chez le client, l’apparition de signes de tension financière. Un organisme prêteur responsable doit être capable d’identifier une telle situation, et de travailler avec le client jusqu’à sa résolution.

Le rôle d’un prestataire responsable va bien au-delà de la mise à disposition d’un crédit. Il consiste aussi à assurer au client un accompagnement en cas de besoin. Les équipes de l’organisation Microfinance Opportunities, en collaboration avec l’organisation Social Performance Solutions, ont développé un outil qui permet aux prestataires de suivre l’évolution de leurs clients ayant contracté un emprunt, et d’identifier si leur situation a changé depuis l’octroi du crédit et s’ils sont en situation fragile, avec le risque de ne pouvoir rembourser. Les outils de ce type sont indispensables pour disposer d’une vision complète du surendettement. Enfin, les prestataires de crédit en ligne doivent s’unir derrière des mesures collectives visant à résoudre le problème du surendettement. Elles consisteront notamment à définir des conditions responsables de souscription numérique, à tirer le meilleur parti de la technologie en s’appuyant sur les expériences passées et à s’accorder sur des pratiques communes au bénéfice des clients. Certaines fintechs ont déjà pris les devants et, au travers de l’initiative Fintech Protects Community of Practice4, travaillent ensemble à la définition et à la mise en oeuvre de pratiques plus responsables. Reste maintenant à définir les modalités des bonnes pratiques qui doivent s’appliquer aux prêteurs en ligne, et à identifier des solutions opérationnelles pour les clients.

 

1 Le crédit numérique dont il est ici question est octroyé de façon quasi-automatique, rapidement et à distance. Il concerne souvent des sommes modestes.
2 Les prêts numériques comprennent les prêts en ligne, mais également ceux octroyés via téléphones mobiles.
3 Les « Principes de la protection client » proposent une liste de sept principes clés auxquels les prestataires financiers doivent être tenus.https://www.smartcampaign.org/storage/documents/smart_campaign_cpps.pdf
4 Pour plus d’informations, voir http://www.smartcampaign.org/news-a-highlights/whats-happening/1-general  

 

RÉFÉRENCES
McKinsey Global Institute, 2016. Digital Finance for All: Powering Inclusive Growth in Emerging Economies. Disponible isur Internet : https://www.mckinsey.com/~/media/McKinsey/Global%20Themes/Employment%20and%20Growth/How%20digital%20finance%20could%20boost%20growth%20in%20emerging%20economies/MG-Digital-Finance-For-All-Full-report-September-2016.ashx
Elena Mesropyan, 2016. 63 Companies Shaping Africa’s FinTech Ecosystem, Fintech Ranking. Disponible sur Internet : http://fintechranking.com/2016/12/15/63-companies-shaping-africas-fintechecosystem/
Alexandra Rizzi, Isabelle Barrès, Elisabeth Rhyne, 2017. Tiny Loans, Big Questions, Center for Financial Inclusion. Disponible sur Internet : http://www.centerforfinancialinclusion.org/publications-a-resources/browse-publications/916-smart-brieftiny-loans-big-questions
John Owens, “Responsible Digital Credit,” Center for Financial Inclusion. À paraître, 2018. Bientôt disponible ici (en anglais) : http://www.centerforfinancialinclusion.org/programs-a-projects/cfi-fellowsprogram/783
George Ngigi, 2016. Pain of Kényans Blacklisted for Amounts as Small Sh100, Business Daily Africa. Disponible sur Internet : https://www.businessdailyafrica.com/economy/Pain-of-Kenyans-blacklisted-foramounts-as-small-as-Sh100/3946234-3374120-r0r2bfz/index.html

Isabelle Barrès

Vice-Présidente
Accion

Parcours

Depuis 2010, Isabelle Barrès pilote la « Smart Campaign », qui vise à protéger les consommateurs partout dans le monde en matière d’inclusion financière. Forte d’une expérience de plus de 20 ans dans la banque et la finance, Isabelle a travaillé aussi au sein de Kiva et de MIX, lorsqu’elles n’étaient encore que des start-up. Elle est diplômée en économie de l’université de Montréal, titulaire d’un MBA de l’université McGill et d’un diplôme en économie du développement, obtenu à la Sorbonne.

Accion

Accion est une organisation internationale à but non lucratif qui cherche à renforcer l’inclusion financière, en conduisant notamment une action pionnière dans la microfinance et l’univers des fintechs. Accion joue un rôle de catalyseur auprès de prestataires de services financiers pour qu’ils offrent des solutions de qualité, abordables et adaptées aux trois milliards de personnes laissées pour compte – ou mal desservies – par le secteur financier. Depuis plus de 50 ans, Accion a aidé des dizaines de millions de personnes, par le travail qu’elle mène auprès de plus de 90 partenaires dans 40 pays.