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Les préoccupations liées aux inégalités de genre et plus généralement à l’autonomisation des femmes (empowerment) dans le monde sont aujourd’hui au coeur des problématiques du développement. Et de plus en plus, l’autonomisation se perçoit à travers le prisme de l’entrepreneuriat féminin.

Le sujet de l’autonomisation des femmes (women’s empowerment) est devenu ces dernières années une préoccupation centrale du secteur du développement. Qu’il s’agisse d’acteurs faisant le « business case » de l’empowerment des femmes comme moyen ou prérequis pour atteindre d’autres objectifs (comme c’est le cas de nombreuses institutions de microfinance qui prêtent majoritairement à des femmes en espérant un retour sur investissement plus important1) ou d’organisations qui ont fait de ce sujet un objectif à part entière dans leur mission, force est de constater que l’autonomisation des femmes est désormais perçu de manière unanime comme une thématique fortement corrélée au reste des enjeux de développement. En Asie, 13 % des femmes en âge de travailler (18-64 ans) se sont récemment lancées dans l’entrepreneuriat. Ce taux atteint les 17 % en Amérique Latine et les 22 % en Afrique subsaharienne2. Mais quelle est la nature de la relation entre ces deux thématiques ? L’entrepreneuriat permet-il une véritable autonomisation et ne risque-t-il pas de réduire l’empowerment à sa simple dimension économique ? Quels sont les leviers que peuvent actionner les acteurs du développement ?

 

« WOMEN’S EMPOWERMENT », DE QUOI PARLE-T-ON ?

Le terme « women’s empowerment » est apparu dans les années 80 et faisait alors référence à l’action de transformer les relations de pouvoir en faveur d’une plus grande égalité entre femmes et hommes. Le concept d’autonomisation renvoie invariablement à la notion de pouvoir. La littérature féministe de l’époque le présente comme le processus au travers duquel les femmes acquièrent la capacité et la liberté de contrôler les modalités de leur propre vie. Cette même littérature souligne trois éléments à la base de l’empowerment : l’acquisition d’une conscience critique (women’s self-understanding3), la capacité de libre expression (capacity for self-expression4), et l’accès et le contrôle sur les ressources (women’s access to and control over material assets, intellectual resources and ideology5). Trois dimensions du concept d’autonomisation qui montrent bien le caractère à la fois personnel et politique de l’empowerment. L’autre point essentiel largement défendu dans les écrits sur le sujet est le caractère « interne » de ce processus : l’empowerment ne peut pas être un processus légitimé, permis ou autorisé par une autorité externe supérieure. Il relève de l’acquisition d’un pouvoir « interne » aux individus de se percevoir et de se définir comme les principales(aux) acteurs(rices) de leur transformation et de celle de leurs communautés. Contrairement à ce qui est parfois défendu et revendiqué par certains acteurs du développement, l’empowerment n’est donc pas un résultat définitif dont on peut facilement mesurer la bonne atteinte.

 

QUEL LIEN AVEC L’ENTREPRENEURIAT ?

Gisèle Halimi écrivait en 1992 : « C’est dans la dépendance économique que toutes les autres dépendances des femmes prennent leur source »6. Cette phrase articule parfaitement ce que l’entrepreneuriat peut apporter aux femmes. D’abord la capacité de s’assurer soi-même une source de revenus prévisible et régulière permettant d’anticiper, de se projeter et d’agir de manière plus indépendante. Mais également la liberté de créer, d’agir, d’innover, de commercer, de gagner sa vie, de participer à la vie économique, de créer de la valeur, et d’être reconnue comme telle par les autres membres de sa communauté. Partout dans le monde, l’entrepreneuriat peut en effet être une alternative puissante pour les femmes face à l’absence d’emploi salarié, aux barrières persistantes à l’entrée sur le marché du travail ou encore face à des options d’emploi plus précaires ou moins épanouissantes. En 2012 au Cambodge, j’ai eu l’occasion de mener un travail d’étude auprès de plusieurs femmes micro-entrepreneures, dont Sokkey, une Cambodgienne d’une trentaine d’années, mère de trois enfants et travaillant occasionnellement dans l’usine textile de son village. La création de son petit commerce de produits de première nécessité lui permit de vivre en quelques mois un réel mieux-être économique et d’en faire bénéficier sa famille, mais également de gagner confiance en elle et en sa capacité à exercer ses propres choix et à faire entendre ses opinions. La fin du programme d’accompagnement qui lui fut proposé dans le cadre de l’étude marqua cependant également l’arrêt de cette phase d’autonomisation : son conjoint prit le contrôle de ses économies et de son fonds de roulement et l’obligea in fine à fermer son commerce. Sokkey fut contrainte de déménager de son village pour se rendre dans la capitale, de déscolariser ses enfants et de retrouver un emploi précaire et sans aucune sécurité. L’histoire de Sokkey pose une question fondamentale dans l’étude du lien entre empowerment et entrepreneuriat : dès lors qu’elles deviennent entrepreneures, les femmes disposent-elles d’une liberté aussi large que celle que nous supposons que l’expérience entrepreneuriale leur offre ? Le mieux-être économique, résultat des programmes facilitant l’accès des femmes à du capital financier et humain, est-il suffisant pour aider les femmes à s’inscrire dans une démarche d’autonomisation durable ?

 

FEMME ENTREPRENEURE : UN PARCOURS JUCHÉ D’OBSTACLES

Le taux d’activité entrepreneuriale totale pour les femmes (total entrepreneurship activity, défini comme la part de la population en âge de travailler participant à des activités de création d’entreprise), représente 75 % de celui des hommes. Dans certains pays comme l’Inde, le Burkina Faso, le Sénégal ou le Cameroun, 60 % des femmes entrepreneures n’ont jamais été à l’école. Les femmes sont 20 % plus nombreuses que les hommes à démarrer une activité entrepreneuriale, principalement car elles n’ont accès à aucune autre opportunité économique (les « entrepreneures par survie » représentent 42 % des entrepreneures en Afrique subsaharienne, 32 % en Amérique latine et au Moyen Orient, et 23 % en Asie). Globalement, les perspectives de croissance des femmes entrepreneures sont inférieures de 38 % par rapport à celles des hommes. 30 % des femmes en Afrique subsaharienne dont les entreprises ont échoué reportent l’absence de profit comme principale cause7. L’énoncé de ces quelques chiffres illustre bien les inégalités de genre qui pèsent sur le secteur de l’entrepreneuriat et leurs conséquences. Tout au long de leur vie, les femmes, quel que soit leur pays d’origine, font en effet face à des systèmes inégalitaires et discriminants qui viennent nécessairement impacter leur potentiel et leurs capacités en tant qu’entrepreneure. Outre les barrières rendues « visibles » par ces statistiques et généralement assimilables à des programmes d’actions bien ciblés (au niveau de l’accès à l’éducation ou encore à du capital financier), il est également indispensable de prendre en compte les normes culturelles et sociales, moins visibles et moins mesurables, qui viennent également entraver sur les plans physique et psychologique le niveau d’indépendance, le sens des priorités et les aspirations individuelles des femmes. Ce qu’il est intéressant de retenir de ces données est bien la multiplicité des contraintes rencontrées par les femmes entrepreneures, car elle explique pourquoi certaines stratégies, politiques ou programmes qui ciblent explicitement les femmes sur une problématique particulière, n’aboutissent pas toujours aux résultats espérés. L’étude des contraintes vécues par les femmes entrepreneures révèle également un secteur fragmenté ainsi que des besoins pluriels. Pour faciliter la lecture, la compréhension et l’accompagnement d’un tel écosystème, nous proposons de catégoriser les femmes entrepreneures en trois groupes (schéma ci-dessous) : celles qui entreprennent par survie (necessity-driven entrepreneurship) ; celles qui entreprennent car elles identifient des opportunités de marché (opportunity-driven entrepreneurship) ; et celles qui entreprennent par vocation et affichent des ambitions entrepreneuriales supérieures à la moyenne (success-driven entrepreneurship). Tout comme il n’existe pas une seule recette magique pour faciliter l’empowerment de « toutes » les femmes, il est évident qu’il est impossible de proposer un programme unique à toutes les femmes entrepreneures dans le monde ou même dans un seul pays.

 

QUELLES STRATÉGIES POUR LES ORGANISATIONS QUI SOUTIENNENT L’ENTREPRENEURIAT DES FEMMES ?

Parmi les enseignements tirés des huit années d’existence d’Empow’Her, on peut identifier aujourd’hui plusieurs éléments indispensables à la conception de stratégies autour de l’empowerment des femmes via l’entrepreneuriat, dont les quatre suivants :

• Penser toutes les phases d’accompagnement non comme un « simple » accès à de l’éducation entrepreneuriale mais comme une opportunité de renforcer le pouvoir d’agence (agency) des femmes bénéficiaires8. Pour cela, étudier les besoins et contraintes des femmes au préa¬lable est un prérequis pour assurer le succès du programme (cela permet de façonner des curriculums correspondant à une demande claire, reposant sur des opportunités de marché existantes, et prenant en compte les contraintes réelles des femmes). Par ailleurs, investir dans des pédagogies de développement personnel et dans la mise en oeuvre d’actions plus complètes de sensibilisation auprès des femmes et de leurs communautés permet de plus facilement atteindre et de pérenniser les résultats recherchés.

• Il est usuel de retrouver des stratégies collectives dans un très grand nombre d’actions ayant pour objectif l’empowerment des femmes. Les programmes liés à l’entrepreneuriat peuvent aussi compter sur cette dynamique du collectif, notamment en incluant des actions visant à renforcer des organisations de femmes, à proposer des espaces (virtuels ou physiques) pour faciliter la mise en relation et le partage d’expérience, et à mettre en lumière des « modèles » qui inspirent les autres et challengent le statu quo.

Il est usuel de retrouver des stratégies collectives dans un très grand nombre d’actions ayant pour objectif l’empowerment des femmes. Les programmes liés à l’entrepreneuriat peuvent aussi compter sur cette dynamique du collectif.

• Pour rendre le système plus inclusif, il ne suffit pas d’encourager les femmes à être moins adverses au risque ou encore à adopter un style de leadership correspondant au style dominant. L’enjeu sous-jacent à l’empowerment des femmes est bien la transformation des relations de pouvoir. Il est donc nécessaire de ne pas proposer de programmes enfermant les femmes dans davantage de stéréotypes ou dans un style entrepreneurial ne leur correspondant pas. Il est par ailleurs essentiel d’agir au niveau des institutions et des autres parties prenantes du secteur afin de faire évoluer la culture de l’écosystème dans son ensemble et d’impliquer femmes et hommes dans la transformation du secteur.

Pour rendre le système plus inclusif, il ne suffit pas d’encourager les femmes à être moins adverses au risque ou encore à adopter un style de leadership correspondant au style dominant. L’enjeu sous-jacent à l’empowerment des femmes est bien la transformation des relations de pouvoir.

• Enfin, des indicateurs de mesure d’impact multidimensionnels peuvent (et doivent) être définis. Ce travail d’évaluation représente cependant un investissement humain important étant donné le caractère complexe de la notion d’empowerment.

 

 

1 Duflo E. (2012). Women Empowerment and Economic Development, Journal of Economic Literature 2012, 50(4), 1051–1079
2 Global Entrepreneurship Monitor, Women’s Entrepreneurship 2018/ 2019 Report
3 Kabeer N. (1994). Reversed Realities: Gender Hierarchies in Development Thought
4 Sen, G. (1997). Empowerment as an approach to poverty, Working Paper Series 97.07, background paper for the UNDP Human Development Report
5 Batliwala S. 1994. The meaning of women’s empowerment: new concepts from action, Population Policies Reconsidered: Health, Empowerment, and Rights. Harvard Center for Population and Development Studies
6 Halimi. G. (1992) La cause des femmes
7 Toutes ces données sont tirées des Women’s Entrepreneurship Reports (2016/2017 et 2018/2019), édités par Global Entrepreneurship Monitor.
8 “The enabling environment that confirms the right to work, to property, to safety, to voice, to sexuality and to freedom is not created by sewing machines or micro-credit alone” Sholkamy. H. (2010). Power, politics and development in the Arab context: or how can rearing chicks change patriarchy?

Soazig Barthélémy

Fondatrice et Directrice générale
Empow’Her

Parcours

Avant de développer Empow’Her, Soazig Barthélémy a débuté sa carrière en Asie et en Afrique avec des institutions de microfinance (IMF), pour former et coacher des femmes micro-entrepreneurs. Elle est titulaire d'un master de l'ESCP Europe.

Empow’Her

Empow'Her (EH) est une organisation qui oeuvre depuis 2011 pour l’autonomisation des femmes dans le monde en renforçant leur liberté et leur capacité à entreprendre. EH déploie des solutions d’accompagnement innovantes pour un entrepreneuriat des femmes plus durable et pour un écosystème plus inclusif. Concrètement, EH met en oeuvre des parcours de formation et d’accompagnement adaptés au contexte et aux besoins des femmes. Elle développe également des opportunités de rencontre et d’échange pour favoriser l’émergence de communautés d’entraide et impulse une dynamique de sensibilisation à plus large échelle.

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