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Lorsque l’on étudie les dynamiques de développement industriel et leurs impacts sur l’économie, à l’échelle globale, le modèle asiatique peut incontestablement être cité en exemple. Plus que les politiques d’ouverture, ce sont les efforts portés sur l’investissement dans l’industrie qui ont permis des changements structurels rapides au sein des économies asiatiques. À travers le prisme asiatique, Marc Lautier et Jean-Raphaël Chaponnière analysent l’impact de l’industrie sur le développement des économies.

Depuis le rattrapage du Japon et le décollage des « nouveaux pays industriels » (NPI), puis l’émergence de l’Asie du Sud- Est et de la Chine, le développement de l’Asie bouleverse les structures de l’économie mondiale. Il constitue le principal changement intervenu dans le monde en développement au cours des cinquante dernières années. Cette lame de fond, qui a sorti près de la moitié de la population mondiale de la pauvreté, est souvent présentée comme une succession d’épisodes conjoncturels, voire « miraculeux ». L’Asie n’est cependant pas une addition d’exceptions mais une référence pour l’économie du développement, et les dynamiques d’industrialisation sont au premier plan de ces processus. À la période des indépendances, l’Asie semblait pourtant mal partie pour le développement et l’« Asie pessimisme » dominait. En 1960, la Corée du Sud était plus pauvre que le Ghana, à Séoul les conseillers américains désespéraient de son avenir et, en 1964, un journaliste économique concluait ainsi son analyse : « La Corée est une nation très pauvre et une série de miracles, de même quun bon jugement et beaucoup de travail seront nécessaires pour doter ce pays d’une économie viable »1 ; le revenu par habitant à Taïwan était inférieur à celui du Brésil et quatre fois plus faible qu’en Argentine ; Hong Kong et Singapour étaient à peine plus riches. Au cours de cette décennie, ces quatre économies entrent progressivement dans une dynamique de croissance sans précédent : en moins d’une génération (1960-1980), le revenu par habitant est multiplié par quatre. Plus spectaculaire encore que celle du Japon, la croissance s’accélère au cours des années 1980, considérées en Amérique latine et en Afrique comme une (première) décennie perdue. À l’aube des années 1990, Taïwan et la Corée du Sud ont réalisé le développement économique le plus rapide de l’histoire ! La diffusion de la croissance se poursuit en Asie dans les pays qui ne pratiquent pas l’isolement, marquée ainsi dans les années 1980 par l’émergence de l’Indonésie, de la Malaisie, de la Thaïlande, puis au cours des deux décennies suivantes par la croissance de la Chine et du Vietnam. Au cours des trois dernières décennies, la croissance a été près de trois fois plus rapide en Asie de l’Est qu’en Amérique latine ou en Afrique subsaharienne. Elle s’est accompagnée d’une amélioration des indicateurs de développement humain, qui se situent désormais aux premiers rangs du monde en développement.

 

ESSOR ET DYNAMISME DES INDUSTRIES EN ASIE

Le dynamisme de la région a longtemps surpris. Il n’était pas prévu par les experts et contredisait la plupart de leurs prévisions, ce qui a entraîné beaucoup de confusion dans les interprétations. En effet, ces décollages bousculent les paradigmes traditionnels, marxistes (l’inconcevable développement de la périphérie) comme orthodoxes, qui prévoient un avenir brillant aux grands pays abondants en matières premières puis à ceux dont la « gouvernance » et les institutions ressemblent le plus à celles des États-Unis. Cet embarras explique l’insistance sur la singularité, le caractère exceptionnel, voire conjoncturel, des expériences de croissance rapide en Asie, qui est illustré par l’addiction au terme de « miracle ». Après le « miracle » japonais de l’après-guerre, on évoque en effet les « miracles » de la Corée, de Taïwan, de Singapour, puis celui de l’Asie de l’Est en général, dans un ouvrage éponyme de la Banque mondiale (1993), qui n’intègre pourtant pas encore le décollage de la Chine ! Rare et, surtout, inexplicable, un miracle n’est pas reproductible et il est difficile d’en tirer des leçons, de politique économique par exemple.

Pourtant, ces dynamiques ont le même moteur et utilisent des recettes similaires. L’essor des pays pauvres d’Asie de l’Est repose sur l’expansion des investissements, de la production et des exportations dans le secteur manufacturier. Dans une perspective comparative, les économies d’Asie de l’Est se distinguent par leur industrialisation rapide et une diversification industrielle soutenue. Le développement industriel de Singapour, qui dépasse le niveau américain (alors leader industriel mondial) dès les années 1990, est encore plus rapide que celui de la Corée. Aussi peu industrialisées que l’Afrique du Nord dans les années 1970, la Malaisie et la Thaïlande dépassent désormais le Brésil ou l’Argentine, pourtant beaucoup plus avancés initialement. En Indonésie, au Vietnam et au Cambodge, la production industrielle décolle également. Au début des années 1990, la valeur ajoutée manufacturière coréenne représentait la moitié de celle de la France, elle lui est désormais supérieure de 50 % (en dollars courants) ; de même, la valeur ajoutée manufacturière thaïlandaise était la moitié de celle de l’Argentine à la fin des années 1980 et représente le double actuellement, alors que la Chine est devenue dès 2010 le premier pays industriel, devant les États-Unis. En résumé, alors que les situations initiales étaient souvent proches dans le sous-développement industriel, les niveaux d’industrialisation en Asie de l’Est dépassent désormais largement ceux de l’Amérique latine, de l’Afrique du Nord, de l’Inde et, bien sûr, de l’Afrique subsaharienne.

 

L’INDUSTRIE COMME MOTEUR DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE

De Smith à Kaldor, les économistes ont depuis longtemps identifié, et explicité, le rôle moteur de l’industrie (manufacturière) dans le changement structurel et le développement économique. Celui-ci repose sur l’augmentation de la productivité du travail. Sur ce plan, les transformations engendrées par l’industrialisation n’ont pas d’équivalent : les économies d’échelle et la dynamique de la division du travail produisent des gains de productivité élevés, dont le potentiel apparaît illimité ; l’innovation est concentrée dans l’industrie, qui est également le champ de diffusion privilégié du progrès technique, avant son transfert dans les autres secteurs ; la demande internationale pour les biens manufacturés est particulièrement dynamique en tendance longue, etc. La croissance du secteur manufacturier entraîne celle de la productivité dans les autres secteurs de l’économie et permet un processus cumulatif de croissance de la production et de la productivité. Pour un pays pauvre, la transition de l’agriculture vers l’industrie offre ainsi l’opportunité de créations d’emplois massives, avec une productivité supérieure au niveau initial. La convergence entre les créations d’emplois dans l’industrie et l’augmentation de la productivité est d’autant plus étroite que la discipline du commerce international s’exerce. Conséquence logique de ce rôle directeur du secteur manufacturier, on observe une corrélation étroite entre la production industrielle et le revenu par habitant. La Suisse et Singapour, les deux pays aujourd’hui les plus riches en termes de revenu par habitant, sont également ceux dont la valeur ajoutée per capita est la plus élevée au monde. Si le secteur manufacturier ne contribue plus aujourd’hui qu’à une part modeste de leur PIB, il a été à l’origine de leur essor économique. À l’opposé, les pays les plus pauvres sont les moins  industrialisés.

 

LES CLÉS DE LA TRANSFORMATION INDUSTRIELLE

La question clé ne porte donc pas sur la direction ou le moteur du développement économique, mais sur celle de la mise en œuvre. La transformation d’une économie pauvre à dominante agricole en une économie plus avancée repose sur la diversification industrielle. La vitesse de cette transformation dépend du taux d’investissement et de la qualité de l’investissement. Les expériences de l’Union soviétique ou de la Chine maoïste montrent que l’augmentation, même massive, de la quantité d’investissement produit de médiocres résultats si la qualité de ces investissements, c’est-à-dire leur productivité, est  insuffisante. En Asie de l’Est, le décollage des taux d’investissement se réalise tôt : dès les années 1970 en Corée et dans les années 1980 en Malaisie, Thaïlande et Indonésie. Krugman avait ironisé sur « la croissance par transpiration », soit l’accumulation de travail et de capital, et le manque « d’inspiration » du développement en Asie. Sa critique éludait le point essentiel : comment les pays d’Asie ont-ils pu mobiliser autant de ressources productives ? Pourquoi l’investissement est-il aussi dynamique en Asie, en particulier l’investissement industriel privé, alors qu’il est atone dans la plupart des régions en développement ? Derrière la dynamique d’investissement et d’industrialisation de l’Asie, on retrouve des politiques industrielles qui, sans être identiques ni aussi efficaces partout, partagent plusieurs traits structurels communs. La politique industrielle a pour objectif d’orienter l’économie vers des activités à plus forte productivité. Initialement, ces industries « dans l’enfance » sont moins compétitives et moins rentables que les activités plus traditionnelles. Leur manque de compétitivité justifie la protection et leur faible rentabilité dissuade les banques et les investisseurs privés de les financer. Le marché oriente ses financements vers les activités (traditionnelles) où les profits sont connus et attractifs, plutôt que vers des secteurs inconnus et incertains. Or la vitesse du changement sectoriel dépend de l’effort d’investissement dans les nouveaux secteurs et donc du financement dont il bénéficie. En l’absence d’intervention publique, il sera faible. Le principal enjeu de la politique industrielle est donc d’offrir des incitations pour stimuler l’investissement des entreprises dans l’industrie, où elles ont peu d’expérience et de compétitivité, tout en évitant de les placer en situation de rentes et en les contraignant à améliorer leur productivité, leur niveau technique et leur compétitivité. Pour atteindre simultanément ces objectifs, les États asiatiques ont mis en œuvre des combinaisons de mesures, qui comprennent toujours un ciblage sectoriel précis, un appui financier, une dose de protection et une orientation systématique, de degré variable, à l’exportation. La « discipline » des exportations s’est exercée avec plus (Corée, Taïwan) ou moins (Malaisie, Thaïlande) d’intensité. Elle permet de réduire un inconvénient habituel des politiques interventionnistes, celui de cibler et de soutenir les « mauvais » entrepreneurs (peu efficaces mais proches du gouvernement) et les mauvais secteurs (pour lesquels le pays ne dispose pas de potentiel de compétitivité) et de gaspiller des ressources rares. Si elles n’ont pas partout connu le même succès, les politiques industrielles ont été plus cohérentes et plus efficaces en Asie que dans les autres régions en développement, notamment qu’en Amérique latine. Du Japon à la Chine, en passant par la Corée, la Malaisie, ou Singapour, l’Asie de l’Est offre ainsi une variété d’expériences et de leçons à tirer pour les politiques de développement.

 

CONCLUSION

Ces expériences confirment que ce n’est pas l’ouverture qui provoque l’industrialisation et la croissance rapide. L’Afrique de l’Ouest ou le Moyen-Orient ont eu une ouverture plus précoce et parfois plus marquée. C’est l’effort d’investissement industriel, dont le rendement est stimulé par les opportunités de l’ouverture, qui engendre le changement structurel et le rattrapage. La question principale ne porte pas sur la nécessité de la politique industrielle, mais sur sa mise en œuvre et son efficacité. En son absence, l’ouverture commerciale ne conduit qu’à la spécialisation primaire, en Afrique, au Moyen-Orient comme en Argentine ou au Brésil. Ces expériences rappellent également qu’aucun pays n’a émergé à partir des services. En Asie, comme ailleurs, aucun pays n’a connu une croissance forte et durable et atteint un haut degré de richesse et de développement sans industrialisation ; et les pays à croissance rapide ont des secteurs industriels en expansion. De même, il n’y a à ce jour aucun exemple de pays qui s’est développé par une transition directe du secteur agricole ou primaire vers le secteur des services (à l’exception des paradis fiscaux).  

1 J. Reday, Japan Times, 2 mai 1964

Jean-Raphaël Chaponnière

Chercheur et économiste
Asie 21

Parcours

Jean-Raphaël Chaponnière a été ingénieur de recherche au CNRS, chercheur à l’ISEAS (Institute of Southeast Asian Studies, Singapour) expert au NESDB (National Economic and Social Development Board, Thaïlande) et à Asia Centre (INSEAD), conseiller économique à l’ambassade de France en Corée et en Turquie, économiste au département Asie de l’AFD. Il est rattaché à Asie 21-Futuribles et participe à Asialyst. Il a notamment écrit, avec Marc Lautier, Asie du Sud Est, carrefour de la mondialisation (Bréal, 2018) et Les économies émergentes d’Asie, entre Etat et marché (Dunod, 2014).

Asie 21

En Asie, le contexte mouvant et souvent opaque des situations n’autorise pas l’improvisation. Il est indispensable de savoir les anticiper. Précisément, le groupe Asie21 suit en permanence et avec attention l’évolution de cette région pour y déceler les faits susceptibles d’engendrer des changements significatifs. En bref : le contexte géopolitique de l’intelligence économique dans une vision prospective. Le groupe Asie21 rassemble des « praticiens » de l’Asie, venant d’horizons professionnels divers et pratiquant depuis plus de deux décennies le travail collectif, même si chaque article est signé par son auteur. https://www.asie21.com/

Marc Lautier

Professeur d’économie
Université de Rennes 2

Parcours

Marc Lautier est professeur d’économie à l’université Rennes 2, où il dirige le master Commerce et relations économique Europe-Asie (CREEA). Avec Jean-Raphaël Chaponnière, ils ont publié Économie de l’Asie du Sud-Est (2019, 2e édition, éd. Bréal) et Les Économies émergentes d’Asie, entre l’État et le marché (2014, éd. Dunod).

Université de Rennes 2

https://www.univ-rennes2.fr/

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