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Enjeu majeur du développement économique en Afrique, l’industrialisation du continent est aujourd’hui au cœur des préoccupations des gouvernants, bailleurs de fonds et investisseurs. Encore balbutiante, l’industrialisation en Afrique laisse entrevoir des perspectives importantes pour absorber les millions de nouveaux actifs qui arrivent sur le marché du travail africain chaque année et contribuer à l’après-Covid-19. Encore faut-il que ce développement industriel s’accorde avec les enjeux de décarbonation de l’industrie, le respect de la biodiversité et des préoccupations écologiques.

Jamais les appels en faveur de l’industrialisation du continent africain ne se sont faits aussi pressants. Gouvernants, investisseurs, consultants, bailleurs de fonds : chacun reconnaît son potentiel. Avec deux enjeux de taille : réduire la dépendance du continent en biens manufacturés et contribuer à l’emploi. Or, ni l’agriculture ni les services ne pourront absorber les millions de nouveaux actifs arrivant chaque année sur le marché du travail 1.

 

LE NOUVEAU PACTE INDUSTRIEL

La grande majorité des pays africains font face à un contexte pénalisant. La dépendance quasi-exclusive aux matières premières, la volatilité des prix et le modeste niveau d’intensité technologique des activités manufacturières entretiennent la vulnérabilité du continent. Hormis les cas du Maghreb et de l’Afrique du Sud, les pays du continent ont une valeur ajoutée manufacturière (VAM) inférieure à 100 dollars par habitant 2. Et cette VAM africaine est directement associée soit aux ressources naturelles, soit aux activités « low-tech » avec des niveaux de productivité limités. Pour autant, un argument fait son chemin : le retard de l’Afrique dans le processus d’industrialisation ne devrait plus être considéré comme un handicap mais plutôt comme un atout. Le fait de ne pas avoir franchi les étapes de l’industrialisation fait qu’il n’y a pas de pesanteurs héritées du passé : le saut technologique permet de passer directement à des méthodes de production plus conformes aux normes sociales du travail décent, de sobriété en carbone et de résilience aux effets des dérèglements du climat3. L’industrialisation est devenue un thème majeur dans tous les programmes associés à « l’émergence africaine »4. Elle est centrale, notamment pour la réalisation de l’objectif de l’Agenda 2063 (« L’Afrique que nous voulons ») adopté par l’Union africaine. Ce nouvel engouement pour la stratégie industrielle se retrouve dans les plans ou stratégies industrielles de tous les pays : Industrial Policy action Plan (2014-2030) d’Afrique du Sud, Plan directeur d’industrialisation (Vision 2035) du Cameroun, Kenya National Industrial Policy Framework (Vision 2030) du Kenya, Plan d’accélération industrielle du Maroc, Industrial Policy Implementation and Strategic Framework (2012-2030) de Namibie, Rwanda Industrial Plan (Turning Vision 2020 into Reality) du Rwanda, Integrated Industrial Development Strategy (2011-2025) de Tanzanie… Ces stratégies ont des caractéristiques identiques comme celles de capitaliser sur les ressources minières, forestières ou agricoles, de créer les conditions nécessaires à l’amélioration du climat des affaires (procédures de création d’entreprise, guichet unique, digitalisation de la fiscalité…), de miser sur des partenariats publics-privés, d’encourager les opérations de co-production ou encore de s’appuyer sur les technologies de la révolution industrielle 4.05. Trois thématiques sont au cœur de la réflexion sur l’industrialisation future du continent. Les réponses qui sont apportées exercent une influence sur les orientations des États.

 

LE RETOUR DE L’IMPORT SUBSTITUTION

Face aux contraintes de l’insertion dans les chaînes de valeur mondiales, l’industrialisation par substitution aux importations (ISI) retrouve des partisans. À présent, le modèle de référence se conçoit le plus souvent sur une base régionale. Le mouvement est prometteur, avec le lancement en 2019 de la Zone de libre-échange continentale (ZLEC). La Commission économique pour l’Afrique (CEA) a exhorté en mars 2020 les États à accélérer le processus d’opérationnalisation de la zone de libre-échange continentale africaine, à lutter contre les impacts négatifs de la pandémie du coronavirus, en limitant la dépendance du continent à l’égard de partenaires extérieurs, en particulier dans les produits pharmaceutiques et agroalimentaires. L’opportunité d’inventer un nouveau modèle de développement est clairement exposée. La réduction des entraves réglementaires et douanières devrait y contribuer, et l’éclosion de la classe moyenne devrait participer à la formation d’un véritable marché intérieur qui pèse déjà 250 milliards de dollars6.

Plusieurs pays mettent en œuvre des clusters tournés vers le transfert vertical de technologie et la réduction des coûts de transaction, notamment fiscaux, dans un espace offrant un climat industriel favorable à l’innovation. Les projets peuvent prendre des modalités très diverses. Les zones économiques spéciales (export processing zone, ZES) constituent la forme la plus aboutie. On en compte une centaine dans 20 pays, comme en Algérie, en Égypte, en Éthiopie, à Maurice et en Zambie. Les ZES sont un outil couramment utilisé notamment par la Chine en Afrique. Le regroupement d’entreprises d’Otigba dans la zone résidentielle de Lagos au Nigeria constitue un modèle différent. Créé spontanément par les acteurs concernés, il est centré sur les technologies de l’information et la promotion de PME. Les clusters ne sont toutefois pas la panacée quand la concurrence entre pays voisins conduit au nivellement par le bas et quand ils deviennent des zones de non-droit pour les travailleurs.

 

LA PRIORITÉ AU CONTENU LOCAL

Le contenu local fait référence aux mesures qui exigent que des investisseurs étrangers utilisent une certaine proportion de ressources locales pour la production de biens ou la prestation de services. Les obligations de contenu local se sont surtout développées en Afrique dans le cadre des codes d’exploitation minière et pétrolière. La plupart des conventions en matière industrielle prévoient l’obligation pour l’entreprise exploitante d’avoir recours en priorité à des fournisseurs nationaux, sous réserve que leurs prix, qualités, quantités, conditions de livraison, comparés aux fournitures disponibles à l’étranger, ne les rendent pas plus onéreuses. La plupart des conventions contiennent des clauses visant à employer des nationaux et à assurer leur formation. Il est au minimum prévu que l’entreprise exploitante embauche en priorité et à qualification égale, la main-d’œuvre locale. Dans certaines conventions, le remplacement progressif des expatriés par les nationaux est prévu. Allant plus loin, certaines législations imposent des quotas de nationaux, à l’instar du Cameroun qui, depuis 2016, impose un quota de 90 % de ressortissants nationaux pour les postes ne nécessitant pas de qualifications  spécifiques. Le contenu local trouve sa traduction dans tous les dispositifs régionaux en faveur de l’industrialisation (cf. encadré). Ils reposent sur le principe des règles d’origine. Au sein de certains espaces régionaux, les entreprises qui y sont installées, souvent liées à des groupes internationaux, importent plus facilement des produits transformés qu’elles emballent sur place et estampillent ensuite comme fabriqués dans l’Union, avant de les distribuer dans la zone. Un « cheval de Troie » dont le Nigeria s’estime par exemple la victime, au point de fermer ses frontières depuis août 2019 aux importations des pays voisins. Si ces produits bénéficient des mêmes avantages fiscaux que ceux qui sont produits localement, la préférence régionale perdra totalement sa signification et sa portée.

La riposte existe pourtant. Ainsi dans l’espace CEDEAO, un produit peut bénéficier de l’origine communautaire s’il a bénéficié dans sa fabrication de matières premières hors CEDEAO dont la valeur ajoutée manufacturière ne dépasse pas 30 % du prix de revient ex-usine et si les entreprises qui le produisent atteignent un niveau souhaitable de participation de nationaux. Mais la prudence s’impose. Si les règles d’origine sont restrictives, elles peuvent empêcher non seulement les importations d’intrants intermédiaires en provenance de pays tiers, risquant ainsi de compromettre la spécialisation et la compétitivité. Pour ces raisons, une règle simple, telle que 50 % de la valeur ajoutée devant être originaire d’Afrique, sera probablement retenue pour la ZLEC. L’objectif est de faire des règles un instrument de développement du commerce régional, de création d’emplois et d’innovation.

 

LE VERDISSEMENT DE L’INDUSTRIALISATION

L’Afrique peut-elle devenir l’héroïne d’un modèle de développement industriel décarboné et soucieux de la biodiversité ? La Commission économique africaine (CEA) y croit7. Elle identifie quatre mesures à mettre en œuvre :

1) l’inclusion de normes environnementales dans les réglementations nationales ;

2) le « verdissement » des infrastructures publiques et l’incorporation des éléments de résilience dans les ouvrages et les normes ;

3) l’abandon des subventions aux énergies fossiles ;

4) le lancement du processus de « découplage » entre croissance économique et consommation de matières premières et d’énergies fossiles.

Dans la conception de la CEA, l’État doit jouer un rôle central dans la formulation et la promotion d’une vision industrialiste d’un nouveau genre et dont l’horizon est fixé à 2030. Le défi de l’industrialisation de l’Afrique ne pourra être relevé qu’avec des institutions publiques efficaces et une approche coordonnée entre secteur public et secteur privé. Elle gagnera à intégrer une forte composante d’emplois décents et à introduire les préoccupations écologiques en amont des options technologiques. La mise en place de plateformes de partage des meilleures pratiques pourrait être, dans la phase post-crise Covid-19 qui s’annonce difficile, un choix pertinent s’appuyant sur de puissantes dynamiques régionales.

 

1 Les arrivées annuelles sur le marché du travail devraient passer de 20 millions en 2020 à 30 millions en 2050 (Banque mondiale, Africa’s Pulse,  n° 18 : An Analysis of Issues Shaping Africa’s Economic Future, Washington, 2018).
2 La valeur ajoutée manufacturière correspond à la valeur des revenus issus de la vente des biens fabriqués moins le coût des matières et fournitures utilisées.
3 L. Signé, “The Potential of Manufacturing and Industrialization in Africa. Trends Opportunities and Strategies”, The Bookings Institution, 2018.
4 Voir à ce sujet le numéro Afrique contemporaine intitulé : Les trajectoires incertaines de l’industrialisation, n°266, 2018/2, Agence française de développement (AFD).
5 J.-M. Huet, Industrie en Afrique, les raisons d’un renouveau, Bearing Point, 2019.
6 Avant la crise pandémique, il était estimé que les « consommateurs solvables » seront 240 millions en 2040 et constitueront un marché de 1 750 milliards de dollars, soit davantage que les 300 millions de Chinois urbains qui consomment aujourd’hui de 1 300 à 1 400 milliards de dollars par an.
7 Commission économique pour l’Afrique, Rapport économique sur l’Afrique 2016 : vers une industrialisation verte en Afrique, Addis-Abeba, 2016.

Pierre Jacquemot

Maître de conférences
Science-Po Paris

Parcours

Économiste et diplomate, maître de conférences à Sciences Po Paris Ancien ambassadeur de France (Kenya, Ghana, RDC), ancien directeur du développement au ministère français des Affaires étrangères, et ancien chef de mission de coopération (Burkina Faso, Cameroun), Pierre Jacquemot est actuellement maître de conférences à Sciences Po Paris. Il est également membre du Conseil national du développement et de la solidarité internationale (CNDSI) et président du Groupe initiatives, un collectif de 13 ONG de développement. Il est l’auteur de L’Afrique des possibles, les défis de l’émergence, (Karthala, 2016).

Science-Po Paris

http://www.sciencespo.fr/

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