Le financement de la conservation quitte progressivement son statut de niche pour se démocratiser, et passer de la philanthropie à l’investissement. Toutefois, il subsiste un déficit de financement de 598 à 824 milliards de dollars par an, soit entre 80 et 85 % des besoins (étude McKinsey et Crédit Suisse, 2020). À l’heure actuelle, environ 80 % des ressources investies dans la conservation proviennent de deniers publics. Bien que le secteur privé relève en partie le défi par ses investissements dans l’écotourisme, l’agriculture régénérative, l’agroforesterie, l’aquaculture durable ou la reforestation, il faut désormais aller plus loin. Avec des droits de propriété et d’usage réduits sur les ressources naturelles sauvages, et des mécanismes incitatifs limités pour les efforts de conservation, il est souvent difficile de développer des modèles financièrement viables autour des enjeux de la biodiversité. Les ressources publiques ne sont pas illimitées, les ONG dépendent de leurs donateurs, et les entrepreneurs peinent à développer des modèles d’entreprise évolutifs et finançables par les banques. De ce fait, les investisseurs privés désireux de soutenir la biodiversité ont souvent bien du mal à identifier des opportunités d’investissement viables. Une diversification économique, au-delà de l’écotourisme, et un soutien du secteur public sont donc nécessaires pour promouvoir la biodiversité et assurer les moyens de subsistance. Les financements innovants répondent à ce besoin, avec des solutions qui produisent des effets sociaux et environnementaux vertueux en même temps qu’une rentabilité financière.
SOUTENIR LES ENTREPRISES DE CONSERVATION EN PHASE DE DÉMARRAGE
L’investissement dans les entreprises de conservation est crucial, en particulier sur les marchés émergents. Malheureusement, ces initiatives sont souvent considérées comme trop marginales ou trop récentes par les bailleurs traditionnels. Le fonds de capital-risque CI Venture, lancé par Conservation International, constitue un bon exemple d’acteur « non traditionnel » : il investit dans des PME en lien avec la forêt, la mer ou les pâturages. Le fonds vise à démontrer la pertinence de la conservation en tant que thème d’investissement, et la réciprocité des liens entre les impacts sociaux et environnementaux. Lorsque c’est possible, il lie même le coût du capital à l’impact obtenu, ce coût pouvant ainsi être ajusté selon l’ampleur des impacts. De tels fonds ont besoin d’accéder à des capitaux concessionnels, ou à une combinaison de subventions et de capitaux « à prix de marché » permettant de contrebalancer les risques et les coûts associés à des investissements en phase de démarrage.
LA CONSERVATION « OBLIGATAIRE »
Exigeant un appétit pour le risque nettement plus faible, les obligations vertes ont constitué ces dernières années l’un des principaux mécanismes de financement innovants. Mais à ce jour, 5 à 10 % seulement du produit de ces « green bonds » ont été affectés à la biodiversité (Climate Bonds Initiative, 2019). Les obligations adossées à des initiatives de conservation (conservation bonds) peuvent générer des flux de trésorerie prévisibles et réguliers, au travers de contrats à long terme qui monétisent la vente de marchandises durablement produites et la rémunération des services écosystémiques. Le capital est investi pour protéger des biens naturels qui génèrent ensuite des profits, permettant d’assurer à l’investisseur un rendement financier. Le fonds African Wildlife Capital (AWC) a même joué un rôle pionnier en matière de conservation bonds, en appliquant sur les intérêts obligataires une remise proportionnelle à l’atteinte d’objectifs de conservation quantifiables. Plusieurs facteurs ont pu entraver le développement du marché des conservation bonds. Le plus grand défi, pour les investisseurs, les émetteurs et les souscripteurs, consiste à se mettre d’accord sur l’identification des revenus pouvant résulter d’une utilisation durable des terres ou d’un projet de conservation, mais aussi à traduire la valeur des services écosystémiques en termes financiers. La rareté des projets de conservation susceptibles d’être financés par de tels investissements conduit aussi à une inadéquation entre la taille limitée des projets et le montant minimum d’une émission obligataire, rendant difficilement justifiable le coût des audits préalables (due diligence). La taille d’émission moyenne d’une obligation verte est de 150 millions de dollars (rapport CBI, 2019 et Global Landscape Forum, 2020). Les projets de biodiversité ou d’utilisation raisonnée des terres ont généralement peu de chances d’atteindre cet ordre de grandeur, à moins d’être regroupés dans un véhicule d’investissement plus important. Cela dit, si les acteurs du marché étaient capables d’exprimer clairement les bénéfices financiers tirés de la conservation et de l’utilisation durable des terres, de nouvelles catégories d’investisseurs pourraient s’y intéresser, avec de nouvelles sources de capital pour alimenter le marché des conservation bonds. Les « obligations de résilience » (resilience bonds) établissent quant à elles une corrélation entre primes d’assurance et projets de résilience, afin de monétiser les « pertes évitées » : elles créent une source de financement à partir de la réduction d’un risque. En 2019, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) a ainsi lancé une obligation de résilience climatique. Aux États-Unis, le Forest Resilience Bond (FRB) vise à stimuler la reforestation (Blue Forest Conservation, 2020).
UN NOUVEAU SOUFFLE POUR LE FINANCEMENT DE LA CONSERVATION
Des initiatives récentes sont venues accélérer le changement et accroître les flux financiers sur certains marchés déjà établis. Des fonds additionnels s’ajoutent ainsi à la masse des ressources disponibles pour des projets de conservation. Le swap « dette contre nature » (debt-for-nature swap ou DfNS) s’est avéré efficace pour la protection d’importants réservoirs de biodiversité dans le monde. Un DfNS peut mobiliser des ressources pour la protection de la nature tout en réduisant le fardeau de la dette d’un pays en développement. C’est un accord passé entre le prêteur, le gouvernement du pays endetté et l’organisme de protection de la nature qui va utiliser les fonds : le prêteur annule la dette du pays en développement emprunteur et l’économie réalisée sur le service de la dette est investie dans la conservation. Le Tropical Forest Conservation Reauthorization Act (TFCA) est l’un de ces dispositifs : il allège certaines dettes détenues par le gouvernement des États-Unis pour financer la préservation de la forêt tropicale et des récifs coralliens. Plusieurs organisations ont récemment mis en place des approches visant à doper les financements, pour catalyser de nouvelles évolutions sur les marchés du carbone. L’une d’entre elles, Emergent Forest Finance Accelerator, donne un coup d’accélérateur au carbone forestier. Destiné à stimuler à grande échelle la préservation des forêts tropicales, le dispositif d’Emergent fait l’interface entre les pays où poussent ces forêts et les marchés du carbone, afin de générer des fonds pour la protection des massifs tropicaux. L’ONG achète des crédits carbones de pays forestiers, émis par Architecture for REDD+ Transactions (ART), et les revend à des acheteurs privés.
UN FINANCEMENT MIXTE PUBLIC-PRIVÉ, POUR DE MEILLEURS RÉSULTATS
Le financement mixte public-privé associe prêts concessionnels et subventions aux financements privés. Il permet ainsi de réduire le risque supporté par l’investissement et canalise des capitaux privés vers des opérations ou des régions qui pourraient, sans cela, être considérées comme moins attrayantes. Le financement mixte est particulièrement intéressant dans les secteurs où les flux de trésorerie et les modèles de revenus sont difficiles à évaluer.
LE FINANCEMENT MIXTE PEUT S’APPLIQUER À LA CONSERVATION DE MULTIPLES FAÇONS :
Les garanties financées par les bailleurs de fonds : en 2014, Althelia Ecosphere s’est associée à Crédit Suisse pour l’émission de Nature Conservation Notes, visant à dynamiser le financement par le secteur privé de la préservation des écosystèmes (Althelia, 2015). L’organisation soutient les efforts de conservation et le développement économique des communautés locales dans une douzaine de pays. Le fonds produit un rendement pour ses investisseurs via la vente de biens labélisés « développement durable » et via les revenus des services écosystémiques. Les impacts sociaux et environnementaux résultent du financement d’organisations communautaires locales, de la biodiversité et de la protection des eaux, ainsi que de l’atténuation du changement climatique. Grâce à une garantie partielle accordée par l’Agence américaine pour le développement international (USAID), le risque est réduit de moitié, et les capitaux sont orientés vers des programmes d’utilisation durable des terres. Les paiements s’effectuent sur la base d’une performance effective (Environmental Finance, 2020).
Les fonds mixtes d’investissement à impact : Land Degradation Neutrality est un fonds d’investissement à impact pour l’utilisation durable des terres, qui s’accompagne d’une facilité d’assistante technique. En jouant sur l’effet de levier de financements à long terme exempts de subventions, ce fonds investit dans des projets privés viables, pour la réhabilitation des sols et la gestion durable des terres – notamment en agriculture durable, gestion du bétail, agroforesterie et gestion forestière – et ce dans le monde entier.
Le financement fondé sur les résultats : United for Wildlife est un partenariat qui réunit sept des plus grandes ONG mondiales de protection de la vie sauvage. Aux côtés de banques d’investissement et de cabinets d’avocats, cet organisme a conçu et lancé le premier instrument financier de « rémunération au résultat » pour la conservation des espèces. Après plus de trois ans de mise au point et de tests, le Rhino Impact Bond (RIB) a été salué pour le caractère innovant de sa conception. Le RIB est une obligation à cinq ans, dont les paiements se fondent sur des résultats. Le RIB transfère ainsi des bailleurs vers les « investisseurs à impact » le risque relatif au financement des actions de conservation, en corrélant entre elles la démarche de conservation et la performance financière (Conservation Capital, 2019). De manière analogue, le Green Outcomes Fund propose à des gestionnaires d’actifs sud-africains des incitations « fondées sur les résultats » (out- come-based), pour faire progresser leurs investissements dans des entreprises vertes. Le fonds – conjointement développé par le Programme Climate Technology de la Banque mondiale, le Bertha Centre UCT GSB, GreenCape et le WWF Afrique du Sud – vise à obtenir des résultats écologiques tangibles, encourage les gestionnaires d’actifs à allouer davantage de capital à des entreprises vertes, et suscite une information cohérente et d’excellente qualité dans la communication des impacts écologiques.
PERSPECTIVES D’AVENIR
L’intérêt du secteur privé pour les investissements liés à la conservation de la nature est aujourd’hui considérable. Ces derniers assurent des rendements financiers, environnementaux et sociaux, ainsi qu’une diversification des portefeuilles. Toutes ces initiatives permettent de dégager des fonds pour la biodiversité, contribuant ainsi à résorber le déficit de financement. Aucun secteur (public, privé ou autre) ne peut cependant y parvenir seul. En plus des outils et mécanismes prometteurs présentés ici, une approche collaborative est requise, associant investisseurs, bailleurs de fonds, organismes philanthropiques et institutions gouvernementales.
ONT ÉGALEMENT PARTICIPÉ À LA RÉDACTION
Francis Vorhies, Directeur des études, School of Wildlife Conservation, African Leadership Universtity Kelvin Ivankovich, Consultant auprès du Bertha Centre for Social Innovation and Entrepreneurship, University of Cape Town (UCT GSB) Graduate School of Business (GSB)