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Dans un monde en évolution rapide, menacé par le risque d’un changement climatique irréversible, des crises majeures et un ordre mondial de plus en plus polarisé, l’Europe doit structurer son action extérieure avec des principes forts et en maximisant son impact. Dans ce contexte, le financement du développement doit faire partie intégrante de l’effort européen dans le monde, qui doit être à la fois stratégique et ambitieux. La réforme de l’architecture financière européenne pour le développement (EFAD) doit aller dans ce sens.

Les institutions de financement du développement (IFD) européennes jouent un rôle de plus en plus central dans les ambitions du continent et dans les évolutions de l’EFAD (European Development Financial Architecture), avec pour objectif un investissement privé conduisant à un développement transformateur. Leur spécificité est (au moins) triple. Premièrement, l’orientation vers le secteur privé inscrite dans leur ADN leur donne des perspectives précieuses sur la mobilisation du financement privé et le soutien aux entités privées, ce qui leur permet de rattacher les objectifs publics de développement aux initiatives et aux besoins de ce secteur privé.

Deuxièmement, la plupart des IFD européennes sont de taille relativement modeste par rapport aux banques publiques de développement européennes, telles la Banque européenne d’investissement (BEI), la Banque européenne de reconstruction et de développement (BERD), l’Agence française de développement (AFD) ou la banque de développement allemande KfW. Pourtant, elles représentent collectivement à peu près la moitié de l’ensemble des opérations de financements non étatiques en dehors de l’Union européenne (UE), ce qui correspond aux investissements combinés de la BERD et de la BEI pour le secteur privé.

Enfin, troisièmement, les IFD européennes illustrent parfaitement tous les bénéfices d’une action collective, sans pour autant que soit entravée l’autonomie de chacune d’entre elles. L’association des IFD européennes (EDFI) est devenue un club très efficace, qui confère de la visibilité et du poids à un nombre plus important d’institutions.

L’EDFI a permis d’harmoniser des processus, d’instaurer une plus grande confiance, d’adopter des normes et principes communs, et de promouvoir le co-investissement, avec des institutions qui peuvent compter les unes sur les autres. Ce dernier représente environ la moitié des opérations des IFD européennes. Pour simplifier le processus, des facilités de co-investissement ont été mises en place, comme c’est le cas pour le partenariat European Financing Partners (EFP) avec la BEI, pour l’Interact Climate Change Facility (ICCF) avec la BEI et l’AFD ou encore pour la Friendship Facility réunissant les IFD de la France, de l’Allemagne et des Pays-Bas. Filiale d’EDFI, l’entité EDFI Management Company assure la gestion effective des facilités EDFI ainsi que d’autres véhicules de  financement mixte de l’UE, comme les facilités ElectriFI et AgriFI. Elle favorise aussi l’accès des DFI européennes aux programmes de l’UE pour le partage des risques, dans le cadre du Fonds européen pour le développement durable (FEDD/FEDD+).

LE RÔLE CONTRACYCLIQUE DES IFD AU DÉBUT DE LA CRISE

Avec la crise liée à la Covid-19, on a demandé aux IFD d’intensifier leurs efforts contracycliques pour aider à faire face à la contraction économique et pour consolider leur appui à l’investissement du secteur privé, notamment en faveur des petites et moyennes entreprises (PME) qui sont les principaux pourvoyeurs d’emplois.

La pandémie et les restrictions qu’elle a entraînées sur les déplacements ont limité la présence des IFD européennes sur le terrain, et donc leur capacité à générer de nouvelles transactions dans les pays en développement, tout en accroissant les incertitudes et donc leur exposition au risque. Leurs efforts immédiats ont porté avant tout sur le soutien à leurs clients existants. Cela s’est traduit par une baisse de 20 % de leurs opérations, de 9 milliards d’euros en 2019 – année record – à 7,5 milliards d’euros en 2020.

Contrairement à ce qui s’est produit en Europe, et au sein des économies développées en général, où les mesures de soutien au secteur privé ont été facilement accessibles et à grande échelle, les IFD européennes n’ont pas reçu l’impulsion stratégique ni les moyens de renforcer immédiatement leurs opérations dans ce contexte de crise, et donc d’appuyer plus activement le secteur privé des pays en développement.

Les DFI européennes auraient pu s’inspirer de la riposte contracyclique apportée à la crise par les banques multilatérales de développement (BMD), dont les engagements non étatiques ont augmenté de 11 % en 2020 (hausse qui reste au demeurant modeste si on la compare aux 39 % d’augmentation de leurs opérations avec des États), tandis que ceux des IFD européennes chutaient de 18 %. Ces chiffres illustrent bien le fait que, dans l’ensemble, l’investissement privé dans les pays en développement n’a pas bénéficié d’une attention suffisante dans la riposte Covid, mais aussi que les IFD européennes étaient insuffisamment équipées pour apporter une réponse immédiate à la crise.

MONTÉE EN PUISSANCE DE LA RIPOSTE DES IFD EN 2021

Les IFD européennes ont néanmoins réussi à s’adapter à la nouvelle donne en ajustant leurs procédures et en se réengageant efficacement, pour revenir en 2021 à leurs niveaux d’engagements de 2019, à savoir 9 milliards d’euros. Cette capacité à rebondir rapidement, qui a été beaucoup plus forte que lors de la crise financière mondiale de 2007-2008, témoigne de la volonté et de la faculté des IFD européennes à se mettre en ordre de marche, ajuster leurs processus opérationnels et identifier de nouvelles façons de fonctionner avec leurs partenaires locaux, même face aux vagues successives de la pandémie et à leurs conséquences. Cependant, ces efforts ne suffiront pas à assurer la reprise à plus long terme et la résilience des pays en développement, notamment parmi les acteurs du secteur privé en Afrique.

Le secteur financier africain a fait preuve jusqu’ici d’une remarquable résilience dans cette crise de la Covid-19, en partie grâce à d’importantes réserves et aux mesures de soutien public. Pourtant, les PME africaines ont été sévèrement affectées, et davantage encore les entreprises dirigées par des femmes. Si la crise de liquidité a pu être évitée, la qualité des actifs des institutions financières africaines s’est considérablement dégradée. La divergence entre les trajectoires de reprise des économies développées et des économies en développement, les turbulences économiques et géopolitiques mondiales, conjuguées aux conséquences de la guerre russe en Ukraine – en particulier sur la sécurité alimentaire, les prix de l’énergie et des matières premières, sans oublier l’aide au développement – vont accroître les difficultés et les incertitudes pour nombre de pays en développement. Les IFD européennes devront, dans le cadre d’un ensemble plus large d’initiatives de la communauté du développement, intensifier leurs efforts et revoir leurs modèles économiques.

COMMENT LIBÉRER TOUT LE POTENTIEL DES IFD EUROPÉENNES

Beaucoup d’IFD européennes existent depuis très longtemps, mais l’on n’avait probablement jamais placé en elles autant d’espoirs, ni autant exigé d’elles. On leur demande notamment de :

Mobiliser davantage de financements privés à grande échelle :

Les besoins et les déficits de financement augmentent. Les IFD tendent généralement à afficher une tolérance au risque plutôt conservatrice, et à préférer la dette senior. Les IFD européennes, et notamment leurs actionnaires, doivent ajuster leurs approches et leurs instruments pour être en mesure de mobiliser plus massivement l’investissement  privé.

Rechercher davantage d’impact en matière de développement, y compris dans certains pays plus pauvres et dans des contextes de plus grande fragilité :

Tout en maintenant le cap sur des projets qui soient finançables, les IFD européennes auraient intérêt à mettre davantage l’accent sur la notion d’additionnalité et sur l’impact de leurs opérations en termes de développement. Pour cela, il leur faudra peut-être accroître leurs efforts en matière de transparence et de suivi des impacts. Étant donné le manque de projets finançables par les banques, en particulier dans les pays les plus pauvres ou fragiles, il s’agira aussi de consacrer davantage d’énergie à l’identification et à la préparation des projets, à l’atténuation des risques et à la mise en place de mesures d’accompagnement. Ces objectifs peuvent être atteints grâce à la coopération avec des acteurs locaux et des partenaires du secteur du développement.

Adopter des stratégies et des approches plus transformationnelles, alignées non seulement sur l’Accord de Paris mais aussi sur les ODD :

Cela pourra nécessiter d’ajuster la vision de long terme et les mandats des IFD, ainsi que la culture, les modèles économiques et les mécanismes incitatifs de ces institutions. Cela implique aussi la recherche d’un engagement plus systémique, au-delà de l’approche opportuniste de transactions envisagées au cas par cas, pour passer à une approche du portefeuille qui s’inscrive dans des objectifs de transformation, avec des partenaires s’efforçant d’aligner les financements privés sur les ODD afin d’influer positivement sur l’écosystème dans son ensemble, aux côtés d’autres partenaires.

Aborder le changement climatique avec plus de détermination :

Dans le cadre d’un effort aligné sur les ODD et d’une approche harmonisée de l’Accord de Paris, les IFD européennes doivent contribuer de façon plus significative à stimuler l’investissement non seulement dans l’atténuation du changement climatique (déjà une priorité pour beaucoup d’entre elles), mais aussi dans l’adaptation et la résilience à ce changement climatique (domaine largement négligé par la plupart d’entre elles). Les IFD européennes pourraient à cet égard rejoindre des initiatives comme la Coalition pour la convergence des financements en faveur du climat et de la biodiversité ou le Collectif DFI+ Adaptation et résilience.

Se montrer plus résilientes et réactives face aux crises :

À moyen terme, ce monde plus instable, traversé de multiples crises ou chocs et caractérisé par l’accroissement des tensions internationales, pourrait devenir la norme. Les IFD européennes doivent s’adapter à ce nouvel environnement, mieux évaluer le cumul des risques et développer leur capacité à riposter plus rapidement, plus efficacement et de façon contracyclique, mais aussi renforcer leur propre résilience et celle de leurs partenaires.

Augmenter l’inclusivité et l’engagement dans les secteurs du développement social et humain :

La pandémie de Covid-19 a eu des effets extrêmement délétères sur les groupes les plus vulnérables et les plus démunis, ce qui souligne l’importance d’une approche renforçant l’inclusivité. Elle a également mis en lumière le besoin d’investissements privés dans le secteur de la santé. D’autres secteurs du développement social, comme l’eau et l’assainissement ou encore l’éducation et le développement des compétences devraient également retenir davantage l’attention des IFD européennes. L’innovation technologique, la transformation numérique de l’économie et les services financiers sont quelques-uns des domaines où se rejoignent aussi l’investissement privé et les enjeux du développement humain.

Renforcer encore la sensibilité aux problématiques du genre :

Les IFD européennes ont pris des engagements importants en matière de financements sensibles au genre (gender finance) et d’intégration des approches axées sur le genre, en lien notamment avec le 2X Challenge. Dans la poursuite de ces objectifs essentiels, elles devront s’attacher à démontrer les effets de ces démarches, et s’en servir comme d’un levier auprès de leurs clients. Les IFD doivent aussi accentuer leurs efforts de promotion du leadership des femmes, y compris dans leurs propres équipes qui restent à dominante fortement masculine.

Les IFD européennes sont appelées à garantir une plus grande transparence de leurs démarches et opérations, dont elles doivent pouvoir rendre compte aux citoyens européens comme à ceux des pays en développement où elles interviennent.

Les IFD européennes n’ont pas besoin de devenir des « institutions à tout faire » ; elles peuvent – et c’est généralement ce qu’elles font – se spécialiser chacune sur son avantage comparatif et son mandat principal. Mais l’éventail des demandes qui leur sont faites n’en reflète pas moins l’ampleur de ce que l’on attend d’elles dans l’architecture européenne de financement du développement, et dans un monde en proie à des troubles.

Pour libérer le potentiel des IFD européennes, leurs actionnaires devront leur donner les moyens de leurs ambitions, en augmentant leur capital humain et financier si nécessaire, en adaptant leur modèle économique et mécanismes d’incitation, et en les intégrant plus largement à l’effort global en faveur du développement. Il faudrait que les IFD européennes soient plus systématiquement associées à des partenariats multipartites avec d’autres IFD et banques publiques de développement (BPD), ainsi qu’aux initiatives du secteur privé, des agences de développement et des acteurs locaux. La réforme de l’EFAD doit autonomiser les IFD européennes et leur permettre d’innover, en leur facilitant l’accès aux garanties et instruments de financement mixte, y compris dans le cadre du processus de lancement opérationnel du fonds FEDD+. C’est également l’essence d’une démarche « Team Europe » et de la stratégie collective et collaborative mise en œuvre par les IFD européennes. Dernier point, et non des moindres : les IFD européennes sont appelées à garantir une plus grande transparence de leurs démarches et opérations, dont elles doivent pouvoir rendre compte aux citoyens européens comme à ceux des pays en développement où elles interviennent.